C’était presque agaçant de le reconnaître, mais Lavi était un être mature. Assez mature pour comprendre que la blonde ne lui donnerait pas l’information qu’il désirait, assez mature pour comprendre les raisons et se remettre seul en question. Mais cela l’inquiétait tout autant : l’héritier se questionnait sur sa propre identité. Etait-ce générationnelle ? Ou était-ce la guerre sainte qui soulevait ces horribles questions d’appartenances à un groupe social défini ? En fréquentant les Noé, la blonde avait appris plus sur sa propre nature humaine que sur le fonctionnement de leur clan … Et Lavi semblait avoir découvert des facettes de sa propre existence que lui-même ne pensait plus posséder. Si Ophelia avait été honnête avec elle-même, elle attendait de son héritier de s’offusquer et de rétorquer qu’il était un membre consciencieux du clan. Pas cette réponse-ci. Mais, en tenant compte de sa propre situation, la blonde réalisa qu’il n’y avait pas de bonne réponse. Elle-même gardait ces précieuses informations pour tenir éloigner l’exorciste de son Noé. Mais Lavi était un être perdu dans un ensemble qu’il n’arrivait plus à contrôler. Alors, elle avait tenté de lui trouver des réponses.
Mais qu’est-ce qu’un bookman pouvait apprendre d’une femme dont les erreurs étaient si nombreuses qu’il était désormais impossible de les compter sur les doigts de la main. Et l’une de ses premières erreurs avaient été de voir le clan comme sa famille. « Pour moi, les bookmen forment un clan, les observateurs de l’Histoire qui doivent rester dans l’ombre … » Ophelia avait l’impression d’entendre l’une des toutes premières leçons de sa formation. Ce psaume que son mentor avait répété inlassablement pendant des années, encore et encore jusqu’à ce qu’Ophelia le connaisse sur le bout des doigts. « Sans aucune attache, sans aucune identité, et qui n’ont donc aucune place pour la famille. C’est comme ça que ça devrait être. » L’utilisation du conditionnel ne passa pas inaperçu.
Ophelia s’attendait donc à ce qu’il termine sa phrase par l’éternel réponse, la bonne réponse du clan. Il n’en fut rien. « Alors … je crois que j’ai encore failli dans mon devoir de Bookman. » La blonde marqua sa surprise avant de le regarder, compatissante. La main de l’ainée alla se poser sur celle de son cadet, ses doigts serrant les siens, tentant d’apporter du réconfort au rouquin. « Mon clan est ma famille … Mon mentor est mon père. Nous fautons tous à ce sujet. »
C’était un léger mensonge. Elias ne l’avait jamais vu comme sa propre fille. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que bookman ressentait de l’affection pour cet être farouche. Mais elle avait encore tant de questions à répondre et elle fit au mieux. Et durant son discours, elle observait le visage du rouquin, observant ses grimaces, ses réactions alors qu’elle-même tentait d’oublier ses propres erreurs en buvant ce chocolat qui lui semblait tellement nécessaire. Ses erreurs étaient innommables. A cette instant précis, son unique but était de l’éloigner de Liam, de protéger l’homme qui avait osé dérober le cœur d’une bookwoman et partager une nuit à ces côtés. Un homme qui l’avait abandonné à une solitude qui la rendait petit à petit malade à ne plus vouloir se lever. Mais aujourd’hui, elle était heureuse d’avoir réussi à fuir cet horrible manoir dont elle ne souhaitait qu’une chose, y mettre le feu. Car si elle ne s’était pas levée ce matin-là, si elle était restée, elle n’aurait pas pu croiser Lavi.
Elle n’aurait pas pu parler avec lui. Découvrir des choses. Sur lui comme sur elle. Et elle, elle avait rappelé une stupide vérité universelle que chaque membre de son clan avait tenté d’oublier depuis la création : ils n’étaient que des humains. Ces êtres qu’ils méprisaient par-dessus tout avaient peut-être un lien de parenté avec eux. Ils n’étaient pas différents. Et la blonde se trouva stupide de l’avoir cru un jour. Elle avait toujours aimé les Hommes. Lavi, lui, avait arrêté de sourire.
« C’est vrai, nous sommes humains dans le fond. » Etrangement, venant de la bouche de son héritier, la blonde trouva cette phrase bien plus amère. « Moi-même il m’arrive de ressentir des choses qui devraient m’être interdites en tant que bookman. Et pourtant, on m’appelle héritier. Etonnant, non ? » La blonde se mordit la joue, son regard prenant en sympathie cet adolescent. Elle avait l’impression de ne plus entendre Lavi, ou du moins, pas seulement cette façade que possédait chaque membre du clan. Mais le vrai lui. A cœur ouvert, sans tous ces artifices, sans toutes ces stupides lois. Ils étaient deux jeunes gens, perdus dans le tourbillon des sentiments que leurs rencontres avaient causé. « Je ne peux pas te blâmer pour ça, surtout pas moi d’ailleurs … » Si. Oh Lavi, si, si … Avec tout ce qu’elle faisait, avec cette odieuse manipulation qu’elle tentait de mettre en place, la blonde méritait tous les blâmes du cadet qui s’ouvrait à elle avec une confiance absolue. La culpabilité rongeait le cœur d’Ophelia plus qu’elle n’aurait souhaiter l’avouer. « Mais comme tu l’as dit, je suis l’héritier. Je suis amené à être ton futur chef. Alors s’il y a bien une personne qui ne peut pas se permettre de faillir à son devoir de Bookman, c’est bien moi … »
La blonde réagit presque par automatisme, lui serrant la main le plus fortement possible et l’obligeant à relever le regard vers elle. « Si … Si, bien sûr que si. Lavi … Je ne veux pas d’autre héritier que toi. Tu ne comprends pas ? » Elle tenta un sourire, un pauvre sourire. « Je ne veux pas d’un chef parfait. Je veux d’un chef qui ait compris le cœur humain pour mieux nous guider … » Naïve. Mais le rire amer de son cadet peina son cœur. Apprendre, découvrir, toucher la nouveauté du doigt pouvait avoir un effet terrifiant sur l’Homme. Les Bookmen n’étaient pas épargnés du phénomène.
Mais Lavi, quoiqu’il puisse penser, n’avait pas usurpé son titre d’Héritier. « Pourtant, après avoir fait toutes ces entorses à notre règlement, comment ton mentor a pu te laisser devenir une bookwoman indépendante ? On ne devient bookman accompli que quand notre mentor nous juge enfin digne de devenir indépendant. » Un sourire crispé se dessina sur ses lèvres. Elias n’était pas prêt de lui donner ce titre. « Comment est-ce que tu as pu le devenir après avoir fait tout ce qui nous est interdit. » Les possibilités de réponses se montraient limités. Pourtant, à cet instant, la blonde ne se sentait pas de plus mentir à son cadet, de le pousser dans la mauvaise direction. Alors elle choisit le demi-mensonge. « Ça, c’est parce que je ne suis pas encore une bookwoman accomplie, Lavi. »
La blonde glissa son doigt sur le bord de sa tasse un instant, cherchant ses mots, cherchant les bons mots. Et elle se décida de raconter une partie de la vérité. « L’ours et moi, on ne s’est pas séparé car il en avait terminé avec mon apprentissage. Non, bien sûr que non. Je suis bien trop jeune pour quitter le rang des Junior … Il voulait retourner observer certaines choses et il a vu là une bonne occasion de voir comment je me débrouillais en solo. » La blonde lui fit un bien pitoyable sourire. « Tu te doutes bien que pour l’instant, au vu de ce que je t’ai dit, l’expérience n’est pas concluante. » Catastrophique même.
Ophelia lâcha un lourd soupir, faisant un signe discret pour qu’on lui rapporte une tasse de chocolat. « J’ai commis toutes mes fautes durant ce laps de temps … Je ne l’ai pas encore revu depuis. Alors, j’essaie de m’efforcer de réparer certaines. » Ses sentiments pour Liam. Dieu qu’elle aimerait l’effacer d’un revers de la manche … Mais, elle voulait parler. Le dire à quelqu’un du clan. Confier ses secrets. « Mais … mes erreurs n’ont pas commencé quand j’étais seule, Lavi. La première fut de considéré dès mes premières années Elias comme mon père. Malheureusement, c’est un sentiment dont je n’arrive pas à me débarrasser … Il m’a éduqué, choyé à sa manière, apprit à lire, à écrire et dieux, je l’aime véritablement. » Elle les avait prononcés.
Les mots interdits. Ceux prouvant son humanité. La première erreur : aimer. La seconde erreur : désirer un lien de parenté.
« Mais il y a autre chose. Quelque chose dont je n’ai parlé qu’à deux personnes avant toi. Même Elias ne le sait pas. » Le secret le plus lourd qu’elle portait depuis maintenant cinq ans, un désir qui était né dans ses entrailles au fil des années et dont elle n’arrivait pas à se débarrasser. Le chocolat chaud arriva devant elle et elle l’observa un instant. Puis ses mains retrouvèrent leur chemin autour du récipient chaud. « Vers mes vingt-et-un ans … j’ai commencé à me rendre compte que les filles de mon âge se mariaient. Elles épousaient des militaires, des commerçants, des ouvriers … Et puis, elles fondaient leur propre famille. J’avais déjà mis au monde des bébés quand j’étais plus jeune mais … La maternité de ces filles me frappa véritablement à cette époque. Je me rendais compte du bonheur dans leurs yeux quand elles tenaient leur nourrisson pour la première fois, le bonheur d’être appelé maman … Le bonheur de voir son existence continuer à travers un nouveau né. » Ophelia but, cherchant ses mots. Et puis elle récita un de ces éternels psaumes.
« Nous sommes des Bookmen. Les liens nous sont interdits. Quand nous disparaitrons à notre mort, nous serons oubliés, car nous ne sommes que la plume, nous serons remplacés et notre existence n’a pas besoin d’être communiqué. » Une gorgée, une mèche de cheveux remise en place … Un triste sourire. « Ça ne te fait pas peur toi ? D’être oublié de ceux que tu as côtoyé ? De disparaitre dans l’oubli la plus totale ? Moi ça me terrifie … Alors, naturellement, j’ai jalousé ces femmes. Elles étaient heureuses, elles pouvaient aimer et surtout … Elles avaient la chance de pouvoir offrir tout l’amour du monde à des êtres qui se souviendraient d’elle. Alors, doucement, à partir de cette jalousie, j’ai commencé à développer cette envie. Cette envie d’être mère. »
Troisième erreur.
« C’était pour cela que je m’étais tant attachée à l’enfant dont j’avais la charge. » Au souvenir de Milo, ses épaules s’affaissèrent. « Alors tu vois Lavi, il y a toujours pire que toi … Et tant que je n’ai pas régler ces soucis-là, je ne veux pas revoir mon mentor. J’aurai trop honte. »
Et lui ne lui pardonnerait certainement jamais. Demi-mensonge. Demi-vérité.