Du temps avait passé, depuis la tragédie. Le pire était derrière moi… mais le chagrin ne me quittait pas. Le ferait-il un jour ? Je savais que non. C'était inutile de me leurrer, d'espérer… et puis, je n'avais pas envie de ne plus souffrir. D'oublier. Car si les regrets et la douleur mourraient, ce serait le signe que les souvenirs disparaissaient avec eux. Et cela, je ne le supporterais pas… Ce serait les perdre une seconde fois, à jamais. Ho, je savais ce qu'Abigail me dirait ! D'aller de l'avant, de chercher de nouvelles choses plutôt que m'accrocher au passé, que je trouverai à nouveau l'amour, aussi fort et aussi beau. Basile me disait la même chose, de me relever, que chercher un nouvel espoir ne serait pas trahir ou oublier ce temps passé avec Abigail et Alexandre.
Peut-être… Peut-être avait-il raison. Après une éternité de désespoir, de fatalisme, je commençais à penser de nouveau que le futur pouvait apporter quelque chose. Je n'avais pas encore la force d'espérer, mais je commençais à essayer. Je n'avais peut-être rien à gagner, mais je n'avais sûrement rien à perdre...
Alors, quand on me demanda de jouer dans un orchestre, en Allemagne… je décidai d'y répondre. J'avais décliné bien des offres, et si tous avaient convenu que c'était normal après mon deuil, le temps les avait impatientés, et il se chuchotait que je n'allais plus jamais jouer, terrassé. Je m'en moquais bien, jusqu'ici… mais maintenant que le chagrin desserrait son emprise sur mon esprit, et que je commençais à réfléchir à nouveau, je comprenais qu'il était temps de revenir sur scène… ou il serait trop tard. Ma réputation s'écroulait lentement, et il me serait difficile de me refaire une place. Ou peut-être que non : je gardais mon talent, et l'influence de mes parents… Mais quoi qu'il en fût, poussé par mon cousin bien-aimé, j'avais accepté de participer à ce concert pour arrêter de me morfondre chez moi avec mes sombres pensées.
Il s'agissait d'un concert pour fêter la Saint Nicolas, dans une église. J'étais habitué aux publiques fortunés, mais cette fois, il était ouvert au peuple… ce qui se ressentait sur notre salaire. En temps normal, j'aurais refusé : je n'allais pas faire un tel voyage et sacrifier mon temps pour jouer à bas prix. Et encore moins pour un tel publique… Les basses classes étaient généralement incultes, rustres, dénués de manières et de raffinement. Elles n'avaient pas le temps de s'intéresser à la beauté, et perdaient le sens de l'art... Arriveraient-ils à apprécier à sa juste valeur un concert de ce niveau, verraient-ils l'art dans sa splendeur pure ? J'en doutais. Quant à la beauté du geste, pour cette occasion spéciale, cela ne me touchait guère. Je ne leur devais rien, et changer brusquement d'avis sous prétexte de date me paraissait hypocrite.
Mais c'était l'occasion de voyager, aller un peu plus loin ; comme pour fuir, pour un instant, mon malheur. Et les invitations se faisaient rares, autant saisir celle-ci…
C'était pour cela que je me retrouvais à nouveau sur scène, à jouer du violon. Je retrouvais cette sensation étrange, m'oublier dans la mélodie, laisser mes émotions de côté pour prendre celles de la musique, me mêler à l'orchestre pour découvrir l'Art…
Il y avait des choses qui ne pouvaient se décrire. Simplement… j'avais l'impression que je pourrais continuer à vivre ainsi. Par concerts, en oubliant Lys, en n'étant plus qu'un violon perdu dans la mélodie. Sans bonheur, sans chagrin, sans colère, sans bien ou mal. Juste de la beauté…
Mais au fond, ma raison me chuchotait que ma tristesse attendait la dernière note pour me retomber dessus. Et j'espérais que cela ne termine jamais.
Mais la fin arriva. Bien plus tôt que prévu.
Un craquement se fit entendre, et le toit disparu, laissant entrer le soleil.
Il y eut un temps de stupéfaction générale. Je fixais le plafond, tentant de comprendre ce qu'il se passait. Et puis, quand une main grise et géante se fit voir, les cris fusèrent, et la panique explosa.
Je gardai mon sang-froid, et sommai de rester calme, mais en vain. Alors, je rangeai soigneusement mon instrument -la plupart avaient abandonné le leur pour courir, mais je me refusais à le faire-, et me mis à l'abri, suffisamment loin des murs qui s'écroulaient. Tous s'engouffraient dans la sortie, se poussant, se piétinant, hurlant, ignorant ceux qui avaient reçus un bloc de pierre tombé et qui criaient à l'aide. Abandonnées, les belles valeurs de Saint Nicolas : c'était chacun pour soi…
Quand la masse fut dehors -ou à terre-, je courus à mon tour, traversant le lieu pour atteindre la sortie. Tant pis pour les blessés, je n'avais aucune envie de l'être à mon tour.
Je sortis, et tombai nez-à-nez avec…
Je ne savais pas trop. Un colosse digne des romans grecs. Et il tourna ce qui lui servait d'yeux vers moi.
Ho… Dieu.
Je devais être en plein cauchemar.
© Halloween