Cette blessure allait le gêner pour écrire. Il avait promis à l’un des journaux pour lesquels il travaillait un article tout prêt à publier lundi sans faute, mais il allait devoir trouver un moyen de les prévenir qu’il ne l’aurait jamais fini à temps. Il avait sans doute des brouillons qui traînaient par-ci par-là dans son appartement, mais il n’avait vraiment pas la tête à se replonger dans son travail pour le moment. La blessure lui ferait une bonne excuse. Les éditeurs seraient sans doute bien embêtés, peut-être même au point de remettre en question leur habitude de travailler avec lui, mais il ne se sentait vraiment pas en état de finir cet article. Il manquait de sommeil, et il était incapable de concentrer ses pensées sur autre chose que les événements de ces derniers jours.
Et aussi, il y avait les cauchemars. Il ne pouvait fermer les yeux sans revoir se jouer, exactement comme au théâtre, la même scène, encore et encore. Il se souvenait de tous les détails de la silhouette de cet homme squelettique armé d’une épée, de l’emplacement de toutes les cicatrices qui ornaient son vieux visage abîmé. Il revoyait le noble aussi, et la haine presque inhumaine qui luisait dans ses yeux, tandis qu’il exhortait les citoyens à se rebeller et à prendre les armes pour se défendre contre ces violents criminels qui ternissaient l’image de la France. Et puis, un coup de feu. Puis un second. Ce bruit si terrible, si violent qu’il avait eu le sentiment d’avoir les tympans percés. Il avait pu se rendre compte à quel point les vingt-et-quelques premières années de sa vie avaient été protégées contre cette violence. C’était la première fois qu’il voyait une arme d’aussi près, alors que cela devait constituer le quotidien d’une partie de la population, notamment des personnes comme ce porteur d’épée. Il pourrait presque se sentir coupable d’avoir eu la chance d’échapper à tout cela, à la violence de la société, pendant si longtemps. Il était venu participer à la manifestation comme il serait venu à une fête. Le cœur léger, heureux de pouvoir passer une après-midi dehors avec des amis et des connaissances plus ou moins lointaines. Une manifestation n’était pas une fête, c’était devenu évident avec l’arrivée de la pluie, qui avait été comme annonciatrice de la pagaille qui avait suivi.
Basile soupira. Il allait vraiment falloir qu’il arrête de ressasser tous ces souvenirs, ça ne lui faisait vraiment pas du bien. Prendre son mal en patience et apprendre à se servir de son bras gauche, voilà tout ce qu’il pouvait faire pour le moment. Finalement il se leva, et alla jusqu’à la cuisine pour faire préparer du café. S’il voulait être en état de faire quoique ce soit aujourd’hui, ça allait être indispensable. Une fois que la cafetière eut fini de siffler, il se servit une tasse et alla se poster à la fenêtre. Avec un peu de chance, il se passerait quelque chose d’intéressant qui parviendrait à lui changer les idées. Qui sait, peut-être même pourrait-il apercevoir Eugénie ou Lucie, ou un.e autre voisin.e qu’il connaissait bien, et qui parviendrait à lui remonter un peu le moral.
Après quelques minutes passées à sa fenêtre à observer les passants, qui vaquaient à leurs occupations sans vraiment prêter attention à ce jeune homme qui les fixait depuis sa fenêtre, Basile finit effectivement par croiser le regard d’un jeune homme vêtu d’un grand manteau de cuir. Contrairement aux autres passants, il ne semblait pas se diriger vers une direction précise, et ne semblait pas pris dans quelque tâche que ce soit. Il le fixait cependant, comme s’il cherchait dans sa mémoire où leurs chemins avaient pu se croiser par le passé. Sauf que si c’était le cas, Basile ne s’en souvenait absolument pas, et il avait plutôt une bonne mémoire des visages. Cet inconnu finirait sans doute par s’en aller de lui-même, une fois qu’il aurait fini le fil de pensées qui l’occupait actuellement.
Cependant, ce regard fixé sur lui finit par mettre Basile mal à l’aise, d’autant qu’il savait que son œil droit bien amoché le défigurait un peu. Il s'installa alors dans le canapé pour finir son café. Il descendrait peut-être à la boulangerie un peu plus tard, pour acheter du pain et des macarons, une fois que l’inconnu aurait passé son chemin. C’était peut-être un peu bête, mais cet échange silencieux l'avait vraiment mis mal à l'aise.