Je n'avais que rarement vu quelqu'un d'aussi avide d'apprentissage, tant dans ma vie de gosse que dans celle de corbeau. Elle notait chaque signe, chaque conseil, buvait mes paroles – et mes gestes. Avait-elle une raison particulière de vouloir connaître cette langue ? Un proche malentendant ? Je me promis de le lui demander plus tard ; mais il était probable que cela soit lié à son amnésie, et je ne comptais pas nuire à l'instant.
Pour la mission, me répétais-je ; parce qu'un témoin à l'aise était un meilleur témoin. Mais à quoi bon le nier ? J'appréciais aussi ce moment. Me sentir utile pour autre chose que tabasser des gens, voilà qui me changeait agréablement… Et voir d'autres visages que ceux terrifiés, patibulaires ou haineux, aussi. Ce n'était pas un événement unique, évidemment, mais les occasions étaient plus rares qu'on ne pourrait le croire : en général, les traqueurs s'occupaient des relations civiles. Moi, je m'occupais de celles avec le Comte et sa clique…
Enfin. Toute chose avait une fin, et d'ici quelques heures, cet instant sera un souvenir sans deuxième tome. D'ailleurs, nous arrivions à l'hôpital, triste rappel du contexte de cette rencontre ; et, bien plus que le décor, ce fut l'humeur de la blonde qui changea. Angoisse, douleur, perte… Ce n'était pas une grande surprise : même à Central, l'infirmerie assombrissait davantage encore – oui, c'était possible – l'expression de bien des corbeaux. Alors, pour elle qui devait associer l'endroit à la perte peut-être permanente de toute sa vie antérieure… Voilà au moins une chose qui ne changeait pas, songeai-je entre raillerie et amertume : toutes les naissances se passaient dans la douleur. Pourtant, ni le cerbeau, ni moi ne présentâmes d'excuses : l'hypocrisie n'avait jamais été ma meilleure amie, et si devoir lui faire subir cela n'était pas exactement un pur plaisir, c'était une étape inévitable...
- Eh bien, nous y voilà. Je vous laisse faire, alors. Moi, ils m’ont déjà trop vue, si vous voulez mon avis. Je peux vous montrer les médecins et les infirmières qui se sont occupé de moi, si vous voulez, mais je ne pense pas pouvoir faire grand-chose de plus...
J'acceptai sa proposition avec un signe de tête muet. À mes yeux, il s'agissait par excellence d'un de ces endroits où l'envie de plaisanter se faisait à la fois plus pressante et plus inacceptable que jamais ; pour échapper à cette tension sourde, mais par respect pour la douleur de ses habitants. Les mauvais jeux de mots s'enchaînaient dans ma tête, que je balayais au fur et à mesure.
Autant me concentrer sur la mission.
L'accueil de l'endroit nous confirma qu'un des médecins concernés était libre, et que nous pouvions aller le voir ; ce que nous fîmes à deux, laissant la blonde derrière. Quelque part, qu'elle le demande elle-même nous arrangeait, car ce n'était pas vraiment une option… La guerre devait rester entre oreilles averties.
Dont celles de ce médecin.
- Monsieur Krause ? Vous avez soigné Lucie, l'amnésique blonde, c'est bien cela ?
Il hocha la tête, reconnaissant le symbole que nous arborions. Parfait…
- Avez-vous quoi que ce soit à dire à ce sujet ? Il paraît qu'elle a guéri de façon particulièrement rapide… Est-ce vrai ?
Il eut la tête de celui qui répondait pour la cinquantième fois à la même question, mais devait rester professionnel : une ombre lasse dans ses yeux, une expression neutre sur le visage. Et le débit de celui qui récitait sa poésie sans plus faire attention à son sens.
- En effet, mais il n'y a rien d'anormal à cel-
Son regard revint au signe de l'Ordre, et il s'interrompit ; comme s'il se rendait compte de la différence fondamentale avec les autres curieux. Alors, vérifiant que personne ne pouvait entendre, d'une expression à présent soulagée – comme si cette vérité lui pesait depuis un moment, à tourner dans sa tête et se voir remplacée par des mensonges banals –, il se reprit sur le ton de la confidence :
- C'est vrai. Je n'avais jamais vu une chose pareille, pour être franc. Mais… il y a peut-être une explication. Surnaturelle, j'entends.
Je restais muet ; aussi faussement professionnel que mon interlocuteur. Si ce type ne cherchait pas simplement à épancher son besoin de sensationnel, c'était un fameux pas vers la vérité… mais je commençais à craindre celle-ci. Pourtant, le médecin apaisa vite mon imagination :
- Il faut dire que les blessures elles-mêmes étaient… inhabituelles. Comme des impacts de flèches, mais à l'angle plus que surprenant. Alors, vous savez, peut-être que ce type de lésions ne sont pas aussi durables que les autres... Comment savoir, quand on touche à…
Il marqua une pause. Hésita. Se décida pour une superstition assumée.
- ça ?
Il n'avait pas tort. Nous parlions d'une exorciste traîtresse, et son arme n'était pas vraiment faite pour blesser les civils ; peut-être son effet était-il amoindri. Même si le souvenir de cet espèce de colosse d'exorciste rejeté – Suman Dark – détruisant des villages entiers mettait quelque peu cette théorie à mal…
Mais de quoi pouvait-il s'agir d'autres ? Inutile de devenir paranoïaque : pour un être surnaturel, il en existait un million de normaux, et ce médecin défendait farouchement l'honneur de sa patiente – louant sa sincérité et son humanité. Cette pauvre Lucie était un dommage collatéral sauvagement agressée par une exilée sans honneur qui n'avait même pas pris la peine de finir son sale ouvrage, voilà tout. À croire que je surcompensais à présent, préférais saboter cette relation éphémère plutôt que de m'y attacher…
Ce qui n'était probablement pas nécessaire : elle était déjà bien partie pour être foutue. Après tout, la blonde était impliquée dans cette affaire et témoin de premier rang, je devrai probablement la ramener à Central pour qu'ils retrouvent cette foutue mémoire. Alors certes, son désir de la récupérer sera réalisé, mais à quel prix ? Être arrachée temporairement – ou non – à son nouveau foyer, déjà…
Voilà les pensées qui m'occupaient en revenant vers elle. Maintenant, j'allais devoir bien choisir mes mots... mais pas dans cet hôpital. Mon air contrarié devait déjà ne pas la rassurer, autant placer un contexte plus favorable.
- C'est bon, nous n'avons plus besoin d'être ici. Allons dehors, à présent, que je vous explique la suite…
Lui faire subir un nouveau coup dur dans cet hôpital, ce serait, en quelque sorte…
... Tirer sur l'ambulance…