I hurt myself today || Seo

Avait-elle, un jour, été préparée à ça ? 

Non. 

Seo était médecin, certes, mais un médecin de village, de ville grand maximum, mais certainement pas de guerre. Les boucheries humaines, très peu pour elle. Jamais elle ne s'était crue pouvoir supporter de voir l'état de ces hommes revenant de la bataille, dans le cas où ils réapparaissaient. Et peut-être avait-elle raison.

Ce n'était qu'un petit village. Hormis peut-être les amourachés des pays étrangers qui cherchent à explorer les moindres confins d'un pays et les égarés, personne ne venait ici. Le hameau était loin d'être pittoresque, il ressemblait à n'importe quel autre village. Ce n'était pas un rassemblement de guerriers, seulement de civils, probablement présents de génération en génération. 

Est-ce que c'était pour ça, qu'on s'en prenait à eux ? 
Parce qu'ils étaient considérés comme une cible facile ?

Elle était plantée là, face à cette scène macabre qu'elle ne voulait voir. Qu'elle ne pouvait croire. 

Qui ? 

Qui pouvait bien être responsable de ce massacre ?

Comment ? 

Comment se fait-il que personne n'ait vu de signes avant-coureurs de cette attaque ? Et s'il quelqu'un avait remarqué, pourquoi n'avoir rien dit ? Ils venaient d'être rasé de la carte, du globe, du monde.

Pourquoi ? 

Pourquoi eux ? Qu'est-ce qui avait bien pu se passer pour qu'on leur réserve cette atrocité ?

Doucement, son corps se déplace dans ce champ de ruines : les étalages sont brisés et les marchandises éparpillées, écrasées, brûlées. Les bâtisses en morceaux et les murs détruits qui s'écroulent encore petit à petit. La terre retournée et les roches sortant du sol. La poussière, le feu et la fumée qui continue de s'élever en direction du ciel. Les corps ensanglantés et inertes. Personne ne bouge, personne ne parle, personne ne respire. Personne ne répond lorsqu'elle appelle, encore et encore.

Les coupables semblent être partis de la même manière qu'ils sont venus : vite et sans bruits. Elle cherche à nouveau et même davantage encore, repassant mainte fois aux mêmes endroits, inspectant les corps avec des mains tremblantes en espérant vainement avoir raté des survivants. 

Demain.

Elle les enterrera tous demain. Elle est trop fatiguée, trop abattue et bien trop au bord des larmes pour le faire maintenant. La femme rebrousse chemin vers cette montagne, celle qui l'a si bien gardée à l'abri durant tout ce temps. Elle a marché un temps qui lui parut être une éternité, tant son envie de se rouler en boule sous sa couverture était puissante, avant de remarquer cette forme appuyée contre un arbre. 

Ce n'était pas là avant. 

Avec douceur et méfiance, elle s'approche de cette forme qui, à force de réduire la distance, semble de plus en plus humaine et vivante. Puis reste simplement immobile devant lui. Elle n'y avait pas pensé : comment savoir si cet homme, visiblement salement amoché, était des responsables de l'hécatombe ou si ce malheureux était un voyageur présent au mauvais endroit, au mauvais moment, mais doté d'une chance insolente ? 

Aucune.

Elle avait ce sentiment qu'elle faisait mieux de ne pas demander. Il n'était pas dit qu'il lui donne la vérité, peu importe ce qu'il affirme ou conteste. Elle ne pouvait compter que sur la présomption d'innocence jusqu'à preuve de culpabilité. Elle était restée devant lui un nombre de minutes qui lui était incalculable. Elle voulait parler, mais aucun mot ne parvenait à traverser la barrière de ses lèvres. Alors d'un geste simple, elle lui tendit alors la main, l'invitant à la saisir pour quitter les lieux. 

Il faut partir, maintenant.

Il semble hésiter. Il l'observe silencieusement. Elle ne bouge pas et lui non plus, comme si le temps s'était soudainement arrêté.

Peut-être est-ce le cas ?
Non.

Il est probablement, comme toute personne sensée en ce monde, légèrement méfiant. Qu'est-ce qui lui prouve qu'elle n'est pas envoyée par l'ennemi afin de l'achever ?

Il finit par saisir la main tendue, mais elle reste de marbre, n'ayant le cœur à lui donner un sourire. Elle maintient tout de même doucement mais fermement cette main étrangère alors que lui se relève en exprimant vocalement sa douleur, arrachant un faible mais présent froncement de sourcils inquiets à la coréenne.

Et elle voit alors.
Le sang.
Encore.

Un blessé ?
Mais pourquoi ?
Pourquoi l'auraient-ils laissé en vie ?
Pourquoi seulement lui, alors qu'ils ont massacré tous les autres ?
Serait-ce pour vanter leur « mérite » ?
Serait-ce pour qu'il conte l'horreur de l'histoire ?

Alors qu'il s'appuie sur elle, le rouge de ses blessures et de sa bouche s'infiltre lentement à travers les vêtements blancs tandis que l'odeur de rouille se fait plus forte et lui monte à nouveau au nez. La Brune préfère ignorer le reste : ne pas avoir la nausée face à cette hécatombe serait inhumain, non ? Personne ne pourrait regarder en restant de marbre. Pas vrai ?

Pas vrai ?

Il s'excuse, alors qu'elle retient ce corps qui tangue doucement contre elle et que la moindre parole semble lui demander un effort titanesque. Une nouvelle parole soufflée et la voilà qui secoue négativement la tête.

« Ce n'est rien. Et ne me remerciez pas maintenant : vous n'êtes pas sorti d'affaire, mais nous ne devrions pas rester ici non plus. Pouvez-vous marcher ? Il serait plus simple de vous soigner... » elle marque une courte pause « loin de tout ça. »

Tournant sa tête en direction de la montagne, elle l'indique d'un léger coup de tête.

« Je vis dans un lieu un peu plus reculé du village » ou du moins, ce qui en reste « il serait plus simple de s'y rendre : j'aurai le matériel nécessaire à disposition. Le chemin ne devrait pas être trop long, ni trop difficile. Vous pensez pouvoir le faire ? »

« Je n’ai pas le choix. »

Pas vraiment, c'est vrai.

Enfin, si.

Mais cela entraînerait bien plus de complication, un retard des soins également. Il te faudrait trouver un linge suffisamment propre pour protéger la blessure, puis réussir à trouver un moyen pour le déplacer et c'est pas dit qu'avec l'état du village, tu trouves quoi que se soit, ni même que tu aies la force de le bouger seule. Alors oui, en dépit que ça lui plaise ou non, s'il peut marcher, c'est mieux.

Et toi, tu prétends ne pas avoir vu ce roulement des yeux. Mais que ça t'énerve, que ça t'énerve. Peut-être aurait-tu mieux fait de le lai– non. Ce n'est pas bien de penser comme ça, n'est-ce pas ? Alors tu prends une grande inspiration, – silencieuse, discrète – tu sers les dents et tu ne lui réponds pas. C'est mieux comme ça. Jusqu'ici, il était plutôt désagréable, d'accord. Mais il reste un être vivant, et qui plus est, un être vivant venant d'échapper à un massacre. C'est normal de ne pas être au meilleur de sa forme, non ? Peut-être, peut-être pas. La vérité, c'est que toi aussi t'es pas au meilleur de ta forme. Pour seule réponse, lui se met en route. Et toi, tu le rejoins pour l'aider, à nouveau, mais il s'écarte – te repousse dans un sens, mais surtout, il t'explique.

Ah. Il est maudit.

Dis, Seo Yeon, tu crois aux malédictions ? Qu'est-ce que c'est réellement, une malédiction ? Est-ce que ça existe vraiment ? Ce sont de bonnes questions ça, en fin de compte. On ne va pas se mentir, ce n'est pas comme si tu avais franchement le temps d'y réfléchir, là. Mais si lui y croit, alors tu ne peux que respecter cette conviction, pas vrai ? Tu lui adresses un petit hochement de tête, mais cette histoire de sang maudit qui pourrait te faire rendre ton dernier souffle n'est pas des plus rassurantes, et tu ne tenteras pas le coup de savoir si c'est vrai ou pas. Tu enfiles tes gants, ceux qui dormaient dans ta poche et espères que ce sera suffisant.

«  Au fait, je m’appelle Sebastian. Sebastian Abbott. Au cas où vous devriez mettre un nom sur ma tombe. »

Tu espères bien que vous n'en arriverez pas là, mais dans l'idée hypothétique que cela se produise, c'est bien noté dans un coin de ta tête.

«  Entendu. Je suis Seo Yeon. Jin est mon nom de famille. »

Tu le précises cette fois : tu te souviens de la jeune Phoenix, qui utilisait une partie de ton prénom comme patronyme et t'as pas eu le cran de la corriger. Tu te demandes bien ce qu'elle devient, d'ailleurs. Est-ce qu'elle a réussi à s'en sortir, avec sa blessure ? Voyage-t-elle toujours ?  Est-ce que vous vous reverrez un jour ?

«  Admettons que cela arrive, est-ce que vous souhaitez que je contacte une personne en particulier pour l'informer de votre décès ? Des objets que vous souhaitez transmettre ou au contraire, garder avec vous ? »

Tu lui proposes de s'appuyer contre toi – encore une fois, probablement la dernière. S'il vient à refuser encore, alors d'accord, tu le laisseras marcher par lui-même, en dépit de son état.

Un blessé nullement soutenu par une personne en pleine possession de ses moyens.

Il s'agirait bien d'un tableau odieux à tout œil épiant.