Pour moi qui suis né et ai vécu à proximité des alpes bavaroises, tous les voyages où m'emmène mon travail ne suffisent pas à m'habituer à la vue de l'océan. Aujourd'hui, depuis la côte granitique de la pointe de la Bretagne, cette étendue gigantesque semble prête à engloutir la terre entière. C'est à peine si l'île d'Ouessant, visible dans toute sa splendeur, permet à l’œil de s'accrocher à quelque chose au milieu de toute cette eau. Ouessant, ou Eusa, comme l'appellent les locaux, car ici tout le monde parle breton. Je n'en comprends pas plus que le strict nécessaire pour arriver sans encombre dans ce petit bourg côtier du nom de Plouarzel, mais j'y retrouve tout de même une certaine musique gutturale que n'a pas le français et qui est douce à mon oreille allemande.
Les événements de Paris m'ont quelque peu secouée et je suis plutôt soulagée d'être à nouveau en mission, qui plus est dans ce bout du monde si tranquille. Le travail de cette fois est assez surprenant, mais on m'a dit qu'il venait d'en haut donc je ne cherche pas à comprendre plus avant. Il s'agit de gagner la confiance d'une femme, de la protéger en cas de besoin, et de donner des compte-rendus réguliers de ses activités à mes supérieurs. Tout ce que je sais d'elle, c'est qu'elle a la cinquantaine et s'est probablement installée comme médecin de campagne à proximité de Plouarzel. Depuis, les quelques personnes auxquelles j'ai réussi à baragouiner un Pelec'h emañ ar medisin nevez ? - Où est le nouveau médecin ? m'ont toutes dirigée ici.
La maison est légèrement excentrée du village, sur la route de Saint Renan, mais reste accessible à l'ensemble des habitants. Aucun signe extérieur ne semble indiquer qu'ici demeure un médecin, mais ce n'est pas nécessaire dans ces campagnes où le bouche-à-oreille est le mode de communication le plus efficace. Je n'ai donc plus aucun doute d'être au bon endroit quand je vois quelqu'un en sortir en adressant des remerciements chaleureux à une personne se tenant à l'intérieur.
Je m'approche donc et enlève ma casquette pour que mes cheveux soient visibles, en espérant que mon apparence hétéroclite soit plus intrigante qu'inquiétante. Puis je me répète mon histoire : je travaillais à la ferme de Kerbrozel en tant que devezhier -journalière- quand j'ai fait un malaise. Le patron m'a déposé à quelques pas en me disant qu'un nouveau médecin venait de s'installer à Plouarzel, pour savoir ce qui n'allait pas.
Je toque énergiquement à la porte.