Russie, Moscou, Red Square — la destination était loin d'être anodine, pour Bonnie. Si elle n'était ici que sur ordre du Comte, l'endroit n'était pas sans lui rappeler un certain nombre de souvenirs. Précisément, c'est ici que l'avait dirigée Ophelia, quelques mois plutôt — ici qu'elle était censée rencontrer la personne qui l'aurait aidée à changer d'identité et de vie. Ici qu'elle n'était finalement jamais arrivée, puisque son destin avait fini par la rattraper une fois de plus.
Un sourire amer étira ses lèvres — dans le fond, son souhait avait été exaucé : en oubliant qui elle était, elle avait changé de vie, et emprunté une nouvelle identité — Lucie Fair. C'était étrange d'y repenser, étrange de devoir faire avec ces deux vies qui s'entremêlaient sans se mélanger. Être redevenue Bonnie et avoir retrouvé ses souvenirs n'avaient pas effacé les trois mois qu'elle avait passé en tant que petite allemande amnésique. Ce qu'elle avait vécu, appris, ceux qu'elle avait rencontrés, parfois craints et fuis en tant que Lucie comptaient toujours pour elle, quand bien même elle regardait ce pan de sa vie d'un œil différent. Lucie était parvenue à se reconstruire. C'était une fleur qui avait poussé sans racines, et qui portée au gré du vent avait réussi à se faire une place au sein de l'immense jardin que représentait le monde. Et Bonnie l'aimait toujours, cette fleur. C'est grâce à elle qu'elle était devenue celle qu'elle était aujourd'hui, grâce à elle qu'elle n'avait pas baissé les bras — grâce à elle qu'elle avait évité de justesse de commettre l'erreur de trop.
Elle inspira profondément, gonflant ses poumons de l'air printanier et froid qui soufflait sur l'empire russe. Elle posa un regard nostalgique sur la cathédrale Saint-Basile, émerveillée par la beauté, la singularité et les couleurs de son architecture. Perdue entre passé et présent, elle repensait au chemin parcouru et aux rencontres qu'elle avait faites. De belles rencontres, pour la plupart, qui n'avaient fait que renforcer ce en quoi elle croyait de tout son cœur : qu'une paix durable était possible entre les apôtres de Noé et les exorcistes — que la source du mal ne résidait pas dans leurs personnes, mais dans les pouvoirs auxquels ils faisaient appel. A ses yeux, la matière noire était aussi mauvaise que l'Innocence — et ils devaient tous les deux disparaître.
Son cœur rata un battement.
Là, au plus profond d'elle, Amorem s'était éveillée — elle avait sentit la présence d'une Innocence non loin d'ici. Et le regard de la blonde ne tarda pas à suivre la direction que son instinct lui hurlait pour finir par se poser sur la silhouette d'un homme, assis seul sur un banc.
Pas seulement un compatible, à en juger par sa tenue — il s'agissait d'un exorciste.
Et le cœur de Bonnie de se serrer et d'envoyer la peur pulser dans tout son corps — est-ce qu'il était seul ? Est-ce qu'elle était repérée ? Est-ce qu'il était ici pour la même raison qu'elle ? Est-ce qu'elle était arrivée trop tard ? Qu'en était-il des rumeurs et du cristal divin ? Instinctivement, elle chercha autour d'elle la présence éventuelle d'autres membres de l'Ordre Noir — lorsqu'ils étaient envoyés pour récupérer une Innocence, les exorcistes étaient souvent accompagnés par des traqueurs. Elle n'en vit cependant aucun : l'homme semblait seul, simplement là, assis sur ce banc. Peut-être n'était-il pas en mission, finalement ? Impossible — le hasard n'existait pas, en temps de guerre. Comme elle se le répétait souvent — lorsqu'il était question de la Guerre Sainte, il n'y avait pas de coïncidences, seulement des opportunités. Et le gagnant était celui qui la saisissait en premier.
Ce qu'elle fit.
« Bonjour, » salua-t-elle en arrivant, « Ça ne vous dérange pas si je m'assois un moment ? »
Il était forcément là pour une raison — et elle avait besoin de la connaître, pour se protéger elle et le protéger lui. Le protéger lui.