Un faisceau de lumière s’était faufilé à travers mes volets entrouverts et s’était déposé sur la commissure de mes paupières, à la manière d’une caresse agressive. Adieu songes. Adieu cauchemars.
Le chapelet de mes propres émotions me retomba dessus dès l’instant où j’écarquillai les yeux. J’ouvris la bouche, cherchant l’air, haletant de la terreur déjà effacée. Des draps humides de sueur, froissés, emmêlés autour de moi à la manière d’un cocon où je m’étais moi-même piégé. Le cœur battant à vive allure, telle une proie.
Je ne pouvais mettre de mots sur cette terreur. Essayer de la décrire ne faisait que la rendre un peu floue. Pourtant, elle pesait dans mon cœur.
Il y avait ces images, celles que je n’arrivais pas à oublier. Elles repassaient en boucle chaque fois que je fermais les yeux. Ce sabre fiché dans sa poitrine. Le rouge. La plaine et le néant.
Derrière cette terreur, cette angoisse paralysante, il y avait plus que la disparation du Mythe. Le monde s’était effondré, et j’avais soudain repris conscience de ma propre mortalité.
J’étais un pion sur un échiquier.
Un pion remplaçable, facile à éliminer. Si Nína pouvait mourir alors j’étais décidément trop faible pour cette guerre. Cette guerre que je mène sans grande conviction. Un pantin destiné à tuer. Cette machine grotesque faite de rouage et de tragédie. J’existe du fait de mon propre désespoir.
Je combats parce que je le dois. Parce que j’en ressens le besoin. Tuer m’est nécessaire. Mais cette guerre ? Qu’importe la victoire ou la défaite. Tout cela m’était égal tant que je pouvais me réveiller une matinée de plus. Vivant. Afin de pouvoir continuer à t’aimer. Chaque jour qui passe, j’existe pour toi. Pour ton souvenir. Oui, pour t’aimer.
Mais il y avait aussi cette rage qui bouillonnait en moi. Celle que j’essaie de faire taire à tout prix car trop douloureuse à admettre. Tu m’avais utilisé. Tu ne m’avais jamais aimé. Tu aimais cette image de moi, l’inspiration qui venait à toi quand ton regard se posait sur toi. La gloire que t’apportait ces toiles si envoutantes. Tu n’as fait que m’utiliser. Et je te hais pour ça.
C’était le constat douloureux auquel j’étais arrivé au bout de ces années.
J’existe pour quelqu’un qui ne s’est jamais réellement soucié de moi.
Je combats dans une guerre que je ne comprends pas.
Et pourtant, j’apprécie le soleil matinal qui me tombait sur les paupières. Cette caresse chaude et douce, qui chatouillait cette partie de mon cœur sur laquelle je n’arrivais pas à mettre un nom. J’apprécie l’odeur des pavés après une journée particulièrement pluvieuse, cette odeur d’humidité, de bois et de suie. Et puis les sourires aussi, lorsqu’ils me sont adressés. Se sentir compris, et se sentir exister pleinement dans le regard d’autrui.
Parfois je voudrais pouvoir me détacher de mon amour, de ma haine. Recommencer à zéro, effacer le passé. Ne plus faire les mêmes erreurs.
Exister pour moi.
Malheureusement, je n’avais nulle part où fuir. Les Noés me retrouveraient toujours. Un chien fidèle, maintenu en laisse.
Et surtout, je ne pouvais oublier. Je ne pouvais pardonner. Alors je devais continuer à vivre avec ces émotions contradictoires sur le cœur. Chaque jour.
Chaque jour prostré dans ma maison. La pluie.
Chaque jour.
L’envie d’oublier. Le laudanum. Parfois l’opium dans des bars obscures et malfamés quand le besoin d’oublier se faisait trop fort.
Chaque jour.
La solitude, la peur, l’ennui la peur, la peur. La honte. La pluie.
Le temps avait perdu toute substance depuis la mort de Nína. Les jours défilaient à vive allure, mais je demeurais prostré, noyé dans l’angoisse de ma propre mortalité, celle de mon impuissance. Nos ennemis me faisaient peur. La guerre n’avait pas de sens.
Nína. La douleur de la perdre ne s’effaçait pas. Elle me regardait pour ce que j’étais. Je voyais dans son regard la compréhension. Cette machine de mort et de ruine, cet océan de désespoir. Mais aussi ces autres émotions qu’elle faisait jaillir et prospérer. Ce champ infertile où elle était parvenue à faire germer quelques timides fleurs sauvages.
Partie.
Je continuais de tuer par instinct. Là où le Comte voulait déployer ses machines, je m’y rendais sagement, pour repartir aussitôt que la tâche exécutée.
Mon corps est celui d’un automate, et chaque jour se ressemble. Je n’osais plus me rendre dans l’arche. Trop de honte. J’imaginais déjà leurs regards sur moi. Si faible. Si impuissant.
Je faisais profil bas, voulant me faire oublier. Peut-être que cela finirait par marcher. Peut-être le Comte se rendrait-il compte que j’étais un pion défaillant et m’oublierait, comme un enfant abandonnant un jour défectueux.
Les jours en semaine. Les semaines en mois.
J’avais essayé de trouver un moyen de la venger. D’éliminer Yu. Mais j’étais trop faible et pathétique. Mon désespoir semblait sans fond.
D’un geste rageur, je rejetais les draps froissés par mes nuits tourmentées sur le sol, avant de m’habiller simplement. Sur un coin de bureau s’empilaient des invitations innombrables. Ces lettres sans réponse s’amoncelaient sans que je n’ose y toucher. Le monde autour de moi continuait à exister, mais je ne voulais pas me l’avouer. Déjà plusieurs longs mois durant lesquels je ne m’étais pas présenté dans le monde. J’évitais avec soin les anciens lieux que je fréquentais. L’idée de devoir jouer la comédie me rendait malade.
Il pleuvait aujourd’hui encore.
Chapeau sur la tête, parapluie à la main, je déambulais dans les rues de Londres.
Le tapotis des gouttes ricochant sur la toile du parapluie, les pas sur les pavés. Mon petit monde.
Je ne sortais que par nécessité. Aujourd’hui, je me rendais chez l’apothicaire, armé de ma dizaine de flacons vides. Ma consommation de laudanum était résolu excessive. Mais je n’avais pas le choix.
Je me concentrais sur le tintement périodique des bouteilles qui se faisait entendre à chaque pas.
Se concentrer pour ne pas penser. Chasser au loin les pensées noires.
Si je me concentre assez fort, peut-être pourrais-je vraiment oublier. Disparaître, oublier, me faire oublier. Recommencer.
Si seulement.