Et tu aurais tant aimé qu’elle t’attrape à nouveau par la main, qu’elle t’ancre dans cette réalité morne qu’elle illumine de sa douceur, de sa tendresse. De son regard si triste qui t’enragerait si tu n’étais pas à bout de forces, qui te hérisserait le poil et qui te ferait cracher mille et une moqueries si tu n’avais pas la langue si pâteuse. Mais voilà, Gwen est bien trop habituée à tes nombreux rejets, Gwen a appris qu’il ne fallait pas se battre contre ta volonté ; tu te sens presque divin lorsque la jeune femme se plie à tes exigences sans rechigner, tu te sens définitivement détestable lorsque tu lis la crainte et la peine dans ses yeux clairs. Tu es un Dieu bien cruel pour la pauvre bretonne, c’est un fait que tu admets à toi-même sans trop de difficultés. Ce qui est difficile, en revanche, c’est de contenir la vague de culpabilité – et ces
regrets, regrets, regrets qui menacent de t’étouffer – qui monte en toi. Tu as été si dur avec elle, tu as été si cruel. Que vient-elle faire ici ? Pourquoi vient-elle encore se faire inlassable rejeter ? N’a-t-elle donc aucun amour propre ? Aime-t-elle donc à ce point la douleur amère que doivent inlassablement provoquer tes mots ? Tu t’enfonces, Wil, dans l’amertume des regrets et dans la froideur de ces vérités que tu retiens derrière tes dents blanches. Tant de choses que tu n’as jamais dites, tant de mensonges que tu as crié au monde entier et surtout aux oreilles de la belle ; quand tu la vois ainsi, si douce, face à toi, ton coeur se serre si fort dans ta poitrine. Et tu ne sais que dire, que faire. Ton premier réflexe est de te jeter sur ce poison que tu ne cesses de cracher dès qu’elle entre dans ton champs de vision. Mais. Mais … Cela t’est impossible aujourd’hui ; ton coeur pèse trop lourd, tu es trop fatigué et l’envie te manque.
Alors, Wil.
Tu n’es plus que l’ombre de toi-même ; brisé par une impulsivité qui ne t’appartient pas.
Et tu sais qu’elle le voit. Qu’elle l’entend. Et tu sens les fissures qui se dessinent plus profondément en toi.
Armé de bien peu de chose – une lente agonie, un profond sens du remord – tu lui demandes mollement ce qu’elle peut bien faire ici. Tu es content de la voir, autant que sa présence t’affole. Combien de fois lui as-tu expliqué que vos contacts répétés vous mèneront tout droit vers votre propre damnation ? Pourquoi revient-elle toujours dans ton orbite ? Ne t’es-tu pas montré suffisamment détestable pour lui faire passer cette envie stupide ? Tu ne comprends pas. Mais de l’autre côté, tu la vois là, bien vivante. Elle est fatiguée, elle aussi, toutefois tu la trouves aussi captivante qu’à chaque fois ; tu ne sais pas vraiment ce qui te fait cet effet-là. Peut-être sa longue crinière rousse, qui te heurte à chacune de vos rencontres. Ou peut-être son regard où tu lis mille et une vies. Sa douceur qui te déséquilibre immanquablement. Sa peau laiteuse. Ses sourires brisés et chaleureux à la fois. Tu n’en sais rien. Et cela importe peu, parce que tu ne peux te laisser aller à de telles contemplations rêveuses, Wil. Ce serait bien trop dangereux.
Et cela ne se fait tout simplement pas, un point c’est tout. «
Je ne sais plus. » avoue-t-elle dans un souffle. Sa voix légère et si familière t’aurait fait frissonner si tu en avais l’énergie. À la place, tu la fixes d’un œil morne, épuisé. Et tu attends la suite. Parce que
je ne sais plus n’est pas vraiment une réponse. Parce que tu sens qu’elle a des choses à dire, parce que Gwen a toujours quelque chose à dire. «
Sans doute une mission ou une personne à aider, j’ai oublié. » La tristesse dont est chargée sa voix ne t’est guère étrangère ; en ta compagnie, l’Exorciste l’est constamment. La faute à tes piques qui lui traversent la peau pour aller la blesser au plus profond de son âme. La faute à ta désinvolture que tu manies comme une épée pour te défaire de tout ce qui t’effraie. Et, dans le fond, Gwen t’effraie. Un peu. Beaucoup. Parce qu’elle éveille en toi tant de choses que tu préfèrerais garder enfouies en toi. «
Il y avait trop de monde, j’avais besoin de calme. » Ah. Tu comprends alors.
Parce que toi aussi, tu as besoin de calme.
Loin de ceux qui jugent, qui en savent trop et qui te font te sentir nu sous les regards emplis de pitié.
En un sens, tu
compatis avec la belle. Avec l’ennemie.
Tu hoches mollement de la tête. Tu sens que tu commences à glisser sur une pente terriblement glissante, que tu ne peux rien faire pour te rattraper. Tu es trop fatigué, tu n’as plus la volonté de te battre ; Apocryphos t’en as bien fait passer la moindre envie. Chaos aussi, en un sens. Car tu ne serais pas là s’il ne s’était pas montré si stupide. Tu grinces un peu des dents à cette pensée, soulagé que le Noé ne soit qu’une présence sommeillant en ton sein pour le moment. Tu as besoin de ce silence intérieur, de cette sensation de n’appartenir qu’à toi-même. «
Que t’est-il arrivé ? » qu’elle finit par te demander. La question est inévitable, tu le sais. Quoique tu aurais pu dire ou faire, la jeune femme aurait finit par le demander. Par
s’inquiéter, parce que tu ne sens en elle pas la moindre once de curiosité morbide. Parce que Gwen est bien trop douce pour son propre bien. Tu ne la mérites pas, vraiment. Ta situation aurait été différente – tu n’aurais pas été tant meurtri par un être fait entièrement d’Innocence, Chaos n’aurait pas été si
bête – que tu aurais certainement ragé ouvertement contre tous les porteurs, que tu aurais placé le blâme sur la jeune femme et ses camarades. Mais.
Mais, tu sais dans le fond que tu ne peux que blâmer ton Noé et son impulsivité, sa loyauté aveuglante envers les siens et le manque de considération pour ta personne. Toi, son hôte. Tu n’es véritablement qu’un outil pour le Souvenir, tu es si facilement
cassable et, d’une certaine manière,
remplaçable. Si tu te meurs au nom de la Guerre, tant pis. Tu seras tout simplement mort. Et Chaos se verra naître en un nouvel hôte. Et si cette réalisation te brise autant que ta funeste rencontre avec Apocryphos, tu n’en montres rien.
Tu as l’habitude de cacher ce que tu ressens.
Parce que, les sentiments, c’est dangereux.
C’est dangereux. Et ça fait mal.
Et tu réfléchis à comment lui répondre. Comment lui expliquer, sans la laisser entrer dans ta petite bulle. Parce que tu ne peux pas. Ce ne sont pas des choses qui se font. Encore une fois. Ta langue est toute pâteuse dans ta bouche, néanmoins, tu prends la parole avec une certaine désinvolture, avec une froideur qui te rassure et à laquelle tu te raccroches avec toute l’énergie de ton désespoir. «
Beaucoup de choses. » commences-tu par dire. Une vérité floue, que tu n’as pas vraiment envie de préciser. «
La Guerre, tu sais. La stupidité de certains, ma propre faiblesse. » Parce que tu n’as pas su tenir tête à Chaos quand il le fallait, alors que tu tirais une certaine fierté de ton sens du contrôle. Ah. La bonne blague. Tu t’es bien fourvoyé. Ta gorge se noue et cela rend les mots difficiles à sortir. Tu grimaces, détournant le visage pour cacher ton œil mutilé. Coeur bataillant contre l’assault des émotions, tu déglutis difficilement. Tu as honte. Que dira Gwen ? Alors que tu avais pourtant proclamé cette Guerre – encore un énorme mensonge – qui vous sépare. Ah. Ah. «
Ce qui m’est arrivé importe peu, dans le fond. La Guerre est ainsi faite, c’est tout. » murmures-tu, comme pour toi-même. Puis il te faut changer de sujet, vite. Parce que tu ne veux plus te souvenir de cette Guerre, tu ne veux plus te souvenir de ce qui vous sépare et vous détruit. Tu secoues doucement la tête. «
Mon père est enterré ici, tu sais … » Et tu ne sais pas trop ce qui te prend de parler de lui si subitement. Tu sais juste que c’est un autre sujet qui n’est pas celui de la Guerre et cela te suffit. «
Je lui rendais visite. Ça faisait longtemps. » Et que peut bien en avoir à faire Gwen ? Tu soupires lourdement. Puis tu poses un œil toujours aussi fatigué sur elle. «
N’as-tu pas une bonne âme à sauver, Gwen ? Ne dois-tu pas reprendre ton chemin ? » C’est avec une tendresse qui t’est bien peu caractéristique que tu la pousses – tout doucement – à te fuir. Elle ne devrait pourtant pas avoir besoin de ça, vu le nombre de fois où tu l’as rejeté sans le moindre ménagement. C’est probablement le signe que tu n’as pas vraiment envie de la voir partir, que tu as, dans le fond, envie qu’elle attrape ta main pour ne plus jamais la lâcher.
Et. Tu espères qu’elle saura lire entre les lignes pour apercevoir tout ce que tu te refuses à dire.
Et. Tu espères qu’elle s’en ira sans dire un mot. Sans lutter.
Les contradictions te déchirent les entrailles, mais tu restes de marbre.