Elle ne sait plus quand finalement elle s'est faite rattrapée et battre par ces poings et ces pieds. Car les jours s'écoulent, les jours se ressemblent depuis que ses ailes ont été finalement brisées. La seule qui lui reste est de danser, danser sans cesse, pour être acclamée. Danser pour que ruisselle l'argent tant convoité. Elle se fane peu à peu, seule, et usée.
Mais soudain, quelque chose tombe sur son cou alors qu'elle salue une dernière fois la foule et s'apprête à récupérer sa maigre pitance. C'est doux, parfumé comme les fleurs tout juste écloses. Viennent ensuite cette ombre faite d'un corps et d'une longue chevelure, cette odeur d'épice et de grenade venant lui chatouiller les narines de sorte à la rendre assez curieuse pour lever les yeux. Un regard bleu la rencontre au détour de ses hésitations. Doux, curieux, noyant de son océan les doutes et pensées morbides qui assaillaient alors la danseuse.
« Dès aujourd'hui, vous pourrez danser pour vous. »
Un fin sourire se dessine sur ce visage baigné par la lumière du soleil levant. Plus loin, l'on peut voir un homme se faire arrêter, qui tente de se débattre alors que les gardes britanniques le trainent vers sa dernière destination. Et la danseuse regarde cette scène, ébahie, surprise de voir son bourreau disparaître ainsi. Tout comme disparaît l'odeur d'épice et de grenade.
Candrakīrti, moine bouddhiste reprend son chemin, laissant derrière lui une multitudes de questionnements et regards avides de décortiquer ses pensées les plus profondes. Ses mains comme sa bouche donnent la bénédiction à ces hommes et femmes venus vendre leurs récoltes et objets créés de leurs mains à cette population oisive, prête à vendre terres et animaux pour ressembler aux tout puissants britanniques. L'homme aux longs cheveux blonds observe certains de ces occidentaux d'un regard ô combien distant, quand ceux-ci se font tirer un éléphant ou un hindi au milieu des allées. Des besoins futiles et bas qui ont tôt fait de rendre un moment las le jeune Bookman. Il s'écarte alors des allées, suivi d'un de ses compagnons ainsi que de ce garde ne cessant d'être essoufflé à cause de l'allure imposée par les deux moines.
« Moine Candrakīrti, serait-il possible de ralentir la marche ? Je vous rappelle que je dois vous surveiller jusqu'à votre arrivée à ... »
Le garde s'arrête promptement, voyant que le grand et blond moine s'est arrêté pour contempler un collier en bois de santal dans lequel est enfermé sous résine une plume de paon. Le marchand parle au moine et son confrère, vantant les talents de son village sur le travail du bois, racontant aussi que sa fille l'avait aidé à enfiler les perles qu'il avait lui-même taillé. Bien que l'histoire soit fausse assurément, Candra sourit, trouvant ce mensonge aussi beau que ce collier. Voyant que ses paroles n'ont guère atteint le moine, le garde ouvre la bouche pour de nouveau parler. Cependant, il est interrompu par la voix douce du blond.
« Le temps mène la vie dure à ceux qui veulent le tuer, officier. »
Il ne dit rien de plus, avant d'emporter le collier, échangé contre une mèche de cheveux blonds. Des cheveux qui ont un caractère sacré pour ce peuple car symbolisant la lumière, mais aussi parce que ce moine est connu dans nombre de pays asiatiques. Il est une personne sacrée, bien qu'il ne soit qu'un mortel parmi tant d'autres en réalité.
Les trois hommes arrivent finalement au port et s'avancent vers les quais sur lesquels le bateau qu'ils cherchaient s'est amarré. Ils voient, cette chevelure que l'on leur a décrite, flamboyante, sauvage, secouée par les vents.Cette femme si grande et si droite appréciant cette mer lui faisant face. Candrakīrti est le premier à s'avancer. Son pas si léger, épousant ce bois qui un jour fut arbre, ne laisse aucune trace, aucun son comme indice de sa présence en ces lieux. De même lorsqu'il prend l'initiative de monter à bord du bateau pour rejoindre la jeune femme et admirer cette étendue sans fin. Il reste là, sentant sur sa peau et ses cheveux cette brise délicieusement salée et fraîche, sans évoquer la raison de la présence de cette femme à Gao. Il sait qu'elle est exorciste, mais en tait le pourquoi du comment. Il sait aussi qu'elle sera celle qui devra le protéger durant cette rencontre avec ces hauts dignitaires du Raj britannique. Et finalement, il parle.
« Il y a souvent plus de choses naufragées au fond d'une âme qu'au fond de la mer. »