Au dehors, il continuait de neiger, les flocons semblaient venir de toutes les directions. Cet hiver et la guerre sainte résonnaient comme le
Fimbulvetr, ces innombrables guerres durant lesquelles
le frère tuera le frère.
L'âme de la Skjaldmö s'évaporait à la chaleur des flammes, dansant sous un regard éteint et pourtant si perçant. Nína fixait la cheminée, et le
Fripon trompait son ouïe au son des crépitements du feu.
Le Ciel s'obscurcira,
La Terre sombrera dans la Mer,
Les étoiles resplendissantes disparaîtront du Ciel,
La fumée tourbillonnera,
Le Feu rugira,
Les hautes flammes danseront jusqu'au Ciel.
Dans les flammes de la cheminée, le Géant de feu
Surt lève son épée de lave et répand sa chaleur dans le veine du Divin
Odin, donnant au combat l'allure d'une danse macabre.
La dompteuse, qui était assise dans le vieux fauteuil à bascule, revoyait les scènes des mythes de son enfance en se remémorant un vieux poème de la
Völuspá. Perdue dans ses songes, elle se risquait à trahir le maître des lieux, lorsqu'un toussotement vînt briser le Silence.
Ce genre de tracas était inévitable, elle dût vite apprendre à les supporter ; ce mal l'avait foudroyée si jeune qu'elle s'en sentait presque vieillie. Cela faisait de longs mois qu'elle vivait avec sa maladie et sa résurrection en tant que descendante de Noé, bien que salvatrice, ne lui avait pas épargné ces douleurs.
Un compromis. Ainsi on lui redonnait vie au prix de souffrances sans limites.
Malgré tout, la jeune femme demeurait toujours imperturbable. Si la Fierté qu'elle héritait de ses ancêtres vikings y avait son influence, elle était moindre face à une douleur bien plus importante qui venait couvrir la sensation de la maladie. Celle ci était là la mosaïque des milliers de sentiments qui se bousculaient dans sa poitrine : le remord mêlé à la résignation, un triste espoir aux couleurs de l'aigreur... Chaque battement du cœur était tel le spectre d'un souvenir, et que celui-ci fut triste ou joyeux, le tourment était le même. À chacune de ces pulsations, elle revoyait ces images ; ces images d'un soir où sa première vie s'éteignait au rythme du soleil couchant. Un soir où la Cendrée lui fit face, à Elle, la sombre porteuse du funeste Destin.
Nína vit la Mort mais la Mort ne vit pas Nína.
C'est aussi à cette instant qu'elle aperçut – pour ce qu'elle croyait être la dernière fois – les visages des êtres si chers à son cœur qui formaient sa famille. Du bout des doigts, Fönn lui effleurait les joues, aussi tremblante que pouvait l'être la mourante. La chaleur de la chair de la mère se mêlait à celle des larmes de sa fille, elle pourtant si froide comme la Mort l'était. Depuis, les sensations de ces derniers contacts ne la quittaient plus : elle s'en raccrochait, à la fois lucide et soumise à ses obsessions ; elle refusait de les abandonner. Elle revoyait aussi sa douce Æsa, au son lui déchirant le cœur qu'étaient ses lamentations, la main tendue vers son aînée, effrayée par la Mort qui prenait possession du corps sa sœur. Elle revoyait son visage, à la fois emplie de tristesse évidente et d'incompréhension enfantine. Si le regret se frayait un chemin dans le cœur de Nína, il était celui de n'avoir pu les serrer dans ses bras une dernière fois, elles, sa jeune sœur, sa douce mère... et Siríus.
Siríus.
Ce prénom résonnait sans cesse dans sa tête, c'était comme si son regard perçant continuait de la foudroyer. La dernière fois qu'elle vit son père, il la fixait, stoïque, presque insensible. La crainte se lisait à peine sur son visage : l'amour et la compassion restaient – volontairement – cachés, la face figée, incapable de laisser paraître la moindre émotion. Et Nína le fixait, la vue brouillée, l'espoir lui laissant vivre cette vie quelques secondes de plus. Elle qui l'appelait du regard attendait une quelconque réponse de son père, mais il n'en fut rien ; il se tenait immobile au devant du lit, de marbre. Mais la jeune femme n'était pas dupe, elle connaissait aussi bien son père que lui pouvait la connaître : son absence de réaction était la plus belle des réponses qu'il pouvait lui donner.
Pourtant, elle décela à cet instant une étrange fausseté, et elle ne savait se l'expliquer, elle pensait même se tromper. Elle, qui a toujours fait preuve d'un grand flegme et d'une grande force, aussi impénétrable qu'austère ; qui avait toujours l'habitude de protéger les êtres chers, tout en restant humble, elle n'était pas de ces bonnes gens faible et dépendant - elle ne portait pas le surnom de « Skjaldmö » sans raison... Malgré tout cela, ce qu'elle pouvait se sentir minuscule au côté de son père. La femme confiante et maternelle qu'elle était redevenait la fillette fragile et dépendante de la protection de son père lorsqu'elle était avec lui. Elle le vénérait ; comme honteuse de lui imposer sa présence, mais si fière et honorée de pouvoir la partager avec lui. Pour toutes ses raisons, lorsqu'elle le vit au pied de son lit, elle douta. Avec le recul, durant ses méditations dans l'Arche, la seule explication qu'elle trouva à ce mystère fut qu'il savait. Il savait que ce n'était pas la dernière fois qu'il la verrait.
Il savait que la Mort la fuirait.Mais comment?
« Où... Où suis-je ..? »
Prisonnière de ses pensées, Nína n'avait pas entendu le jeune garçon se réveiller ; prise de cours, elle-même se surprenait à s'être laissée surprendre – ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Les preuves étaient là : ce changement de vie l'avait tellement troublée et il lui était pénible de s'y accommoder. Mais qui pouvait le lui reprocher? Après avoir subi tant de bouleversement en une si courte durée, peu de personne en ce monde serait resté aussi solide que la jeune femme l'était.
Pour autant, l'islandaise revînt aussitôt à elle, gardant le visage figé, impassible. Sur la seconde, elle se retourna vers l'enfant, croisant à nouveau son regard azuré.
« Je t'ai trouvé, commença-t-elle, dans un anglais très approximatif, teinté de son accent scandinave – sa voix grave mais si douce semblait résonner dans la pièce. C'était encore une langue trop inconnue pour elle qui ne comprenait que très peu l'anglais, mais suffisamment pour comprendre sa question. Elle reprit dans sa langue maternelle : þú varst eins álfur inn í snjóþungt rúminu hans... »
La Cendrée s'appuya sur les accotoirs du fauteuil sur lequel elle était installée et se leva dans un mouvement naturellement subtil, féline. Attrapant la carafe d'eau et le verre posés sur la table de nuit, elle vînt s'installer au chevet du garçonnet ; le surplombant, ne tarda pas à remarquer les brûlures sur ses mains. Elle voulait croire qu'il s'agissait là d'un accident de travail – il n'était pas rare en ces temps de voir des orphelins risquer leur vie contre quelques pièces ou un peu de pain –, mais il n'avait indéniablement pas l'air d'être l'un de ces pauvres enfants. Elle s'imaginait diverses raisons des plus logiques aux plus improbables afin d'éviter de se l'admettre, mais c'était inéluctable : ces marques étaient les signes d'une Innocence, elle avait ressentie cette présence dès leur rencontre et ne s'était donc pas trompée. Sur l'instant, son sang bouillonna. Durant une seconde elle sentit son regard changé, ses pupilles dilatées, saisie d'une soudaine envie belliqueuse ; mais s'efforçant d'opprimer sa seconde nature – elle était avant tout humaine et tenait à le rester –, l'hôte du Mythe reprit son calme. Aussi courte avait pu être la subite-réaction du Noé, elle ne voulait éveiller aucun soupçon et, de toute manière, n'était pas malintentionnée.
« Tu n'es pas d'ici... Son ton restait maîtrisé, bienveillant. C'était plus une affirmation qu'une question. »
Nína versa un peu d'eau dans le verre qu'elle apporta aux mains du jeune garçon, continuant à le fixer de son regard pénétrant.