Son ton est léger, arrogant comme souvent. Vraisemblablement, il ne sait rien ; il ne réalise pas.
Peut-être est-ce mieux ainsi ?Si les temps n'avaient pas été tels qu'aujourd'hui, elle en aurait doucement rit, crachant à son tour des mots qu'elle ne pensait pas ;
ou pas totalement. Cependant, face à sa douleur, et à la présence grandissante du Plaisir de Noé, ni son âme ni son cœur ne résistaient à la froideur du mépris.
Du dégoût. C'est tout ce qu'elle éprouvait à cette instant envers lui, Joyd. À l'accoutumée, elle n'avait jamais su faire preuve de compassion à son égard, elle qui s'était appliquée à sceller cette entité qui était à ses yeux l'Abjection-même ; elle s'était appliquée à en préserver son détenteur en la rendant plus secrète qu'une rune. Mais à le voir ressortir à cet instant-là, à le voir s'emmêler à nouveau à l'âme de Tyki, l'aversion ne fut que plus grande ; défiant jusqu'au mépris. Le regard qu'elle lui offrait n'était que le reflet du sien, un miroir que fendaient les sombres nuages des Ténèbres. Et quand sur les lèvres du portugais s'affichait le sourire de la Bête immonde – aussi enchanteurs pouvaient-être les traits de son hôte –, le visage de Nína restait en revanche comme gelé par le froid, les sentiments retenus derrière un voile de givre.
« Qu'est-ce que tu préfères, honnêtement ? M'accompagner dans ma visite pour me tenir à l’œil ? Ou me laisser partir et permettre à l'un des nôtres de revenir avec des intentions bien plus féroces que les miennes ? »
L'un des leurs ? À ses mots, elle sentit son masque de glace craqueler sous la pression de ses foudres. Tyki savait ô combien elle était étrangère à ce clan – à son clan. Jamais elle n'avait été et jamais elle ne sera l'une des leurs : sa seule et véritable famille était et restera jusqu'au Ragnarök celle qui, tout comme son cœur, avait volé en éclats.
« Si l'un des tiens venait avec des intentions aussi malveillantes que tu le prétends, » interrompit-elle, laissant sa voix mettre l'accent sur le « tiens ». Elle fit un pas de plus vers son interlocuteur, soufflant d'une voix plus basse – mais le ton plus tranchant, infaillible : « crois-moi, je ne serais pas aussi indulgente. »
Mais le cœur, lui, peut guérir.« Le choix t'appartient. »
Lui avait fait le choix de feindre l'ignorance, lui tournant le dos et s'éloignant. Elle se murait dans le silence, tandis qu'elle sentait une force céleste s'emparer de tout son être. Les ténèbres attirent les ténèbres, ainsi la manifestation de Joyd semblait avoir tiré le Mythe de son sommeil –
son hôte à son chevet veillait pourtant à ce qu'il soit éternel. Mais cette force-là lui échappait. Autour de la Cendrée, l'atmosphère se faisait plus lourd, comme si elle avait revêtu un épais et invisible manteau de foudre. Ses iris verdâtre n'avaient cessé de détailler les plus infimes mouvements du Portugais ; mais elle le voyait sans le regarder, de même qu'elle entendit ses paroles, sans les écouter. Dans sa main droite, lentement se matérialisait son arme si célèbre dans les légendes du Nord : à la manière de l'eau qui devient glace, au creux de sa main la foudre devenait roche ;
Mjöllnir y était en genèse.
À cet instant précis, dans le corps de Nína,
le Mythe était roi.
Pourtant son règne fut bien éphémère, car aussi brusquement que fut l'éveil du Souvenir du Mythe, la Fauve sortit de sa torpeur ; entraînant la prompt disparition de tout ce que la venue du Démon avait engendré. C'est lorsqu'elle vit Tyki diriger son regard vers la colline,
la dernière demeure de sa défunte mère, que la jeune femme revînt à la triste réalité. Lorsqu'il se tourna vers elle, c'était comme si rien ne s'était produit.
« Qu'est-ce que c'est ? »
Pas de réponse. À dire vrai, il ne semblait guère en attendre, comme prêt à affronter son silence. La connaissait-il suffisamment pour être préparé à cela, ou était-ce simplement de l'indifférence ?
Quoiqu'il en fût, Tyki finit par lui revenir. Et à chacun de ses pas vers l'Islandaise, la présence de Joyd paraissait peu à peu s'effacer, emportant dans sa chute la tension qui régissait depuis leur rencontre. Nína n'était pas apaisée pour autant, mais son courroux atténué, elle avait pu retrouver le calme qui la caractérisait tant. Ainsi la distance entre leurs deux corps réduisait peu à peu ; bientôt, son compagnon lui faisait face. Il était si proche qu'en tendant l'oreille elle aurait entendu son souffle, et ce malgré les complaintes du vent.
Quand sa main vînt la toucher, elle se crispa.
« Pourquoi te braquer de la sorte, Nína ? Crois-moi, je suis simplement curieux. Je te promets de partir sans faire d'histoire si tu me fais visiter la ville. Et je promets de faire croire à Adam que tu me transmets régulièrement des nouvelles. Comme ça il n'enverra plus personne, sauf s'il y a une mission à la clé. Le marché me semble équitable, non ? »
C'est dans ces moments-là qu'elle aurait aimé ne rien savoir de l'anglais ; mais depuis sa transformation, sa maîtrise de cette langue s'était amplement amélioré –
notamment grâce à lui. Le fait était donc qu'elle avait parfaitement compris les propos de son compagnon, sans pour autant savoir ce qu'elle pourrait lui répondre malgré son ton plus doux ;
plus humain. Était-ce l'Inquiétude qui se profilait au détour de ses paroles ?Son visage restait fermé, pendant que lui replaçait une mèche de ses cheveux d'or et d'argent. La Fauve avait toujours détesté le moindre contact physique quand celui-ci ne venait pas d'un être proche. Les temps changeaient, et Tyki faisait peu à peu parti de ces « privilégiés », si tant est qu'effleurer la peau de l'Islandaise était un privilège
– mais la rareté n'intensifiait-elle pas la valeur des choses ?Elle entrouvrit la bouche ; pourtant, en premier lieu, pas un mot ne se fraya un chemin entre ses lèvres charnues. Puis elle brisa le silence qui n'avait que trop duré.
« Suis-moi », s'était-elle contentée de souffler à son attention, sans la moindre intonation.
D'un geste délicat, sa main vînt se poser sur celle de l'homme qui lui faisait face, pour l'écarter sans la moindre véhémence. Nína fit aussitôt un infime pas en arrière et prenant les devants, entama la marche vers le fjörd. Mais pour rejoindre la ville, il fallait prendre le chemin inverse :
l'heure n'était pas au tourisme, Tyki.La route était loin d'être impraticable ; entre moss, rochers et jeunes arbustes, seule l'illgresi se froissait sous ses pas décidés.
Cet itinéraire n'avait aucun secret pour elle. Durant vingt-cinq années de paix et de liberté, la Skjaldmö l'avait arpenté des milliers de fois, longeant la Faxaflói qui l'avait vu grandir ; qu'il neige, pleuve, ou que s'abatte sur Reykjavík le brouillard du printemps. Uniquement pour cette fois-ci, elle s'était permise une petite déviation, contournant la funèbre colline.
Ils marchaient depuis de longues minutes, dans la brume et le silence le plus pesant. Durant tout ce temps, l'Islandaise n'avait pipé mot une seule fois, pas même s'était-elle retournée vers son camarade qu'elle devinait à deux ou trois mètres derrière elle. Elle n'avait pas besoin de cela pour le savoir dans son dos, le regard posé sur elle. Les lieux ne devaient pas lui être totalement inconnus, lui qui était venu chercher le Mythe dans la maison de sa détentrice, alors que celle-ci mourrait lentement de la maladie.
Puis la brume se désépaissit, et l'horizon s'éclaircit.
Mais, somme toute, le Soleil n'illumina ce jour-là que les vestiges de vies détruites.De la petite ferme typiquement islandaise qui s'était longtemps élevée sur ces terres, il ne restait que les débris de bois noirci par les flammes ; quelques tessons couverts de cendres et des pierres solidement ancrées dans le sol sur lesquelles le lichen proliférait déjà. Sous les planches de bois, des obus d'Akumas. Des bribes de souvenirs, la quiétude brisée
et des signes cramoisis d'une vie révolue.Elle s'avançait entre les décombres.
Hésitante.Nína, fille de Siríus et de Fönn, avait un genou à terre.« Les mots sont inutiles, » murmura-t-elle à Tyki sans même le regarder. Les mots étaient inutiles, ou introuvables, pour décrire ce qu'elle ressentait. « Eins og oft. »