Avec ce silence qui semble le définir, le pêcheur te fait signe que tu as pris la bonne position. Tu n’es pas peu fier, Jean-Jean, et essaies maladroitement de le cacher. Être fier n’est pas une bonne chose. Ça fait oublier l’essentiel et ça rend méchant. Ce ne sont jamais les personnes peu sûres d’elles et timides qui s’en prennent à Jean-Jean. Non, jamais. Devenir comme elles serait la pire des insultes que tu pourrais faire à Rachel, faire à toi-même un peu aussi. Alors tu ravales toute cette fierté, et te contentes d’un peu de joie pour avoir réussi à faire les choses comme il faut.
Ta question le rend triste. Mais pas cette tristesse mêlée de douleur, comme lorsqu’on perd un proche. Une tristesse plus ancienne. Une tristesse comme celle dans les peintures et sur les statues. Celle qui n’a plus vraiment de cause, n’a pas vraiment de remède, qui vous prend comme ça sans raison et vous lâche de la même façon. Tu la connais très bien cette tristesse, elle accompagne souvent tes jours de pluie.
Alors tu respectes la mélancolie du Vieux Monsieur et tu ne dis rien. Tu aimerais même détacher ton regard, ne voulant pas t’immiscer dans quelque chose d’intime, quelque chose qui te dépasse. Car tu le sens bien qu’il y a plus que la tristesse dans sa tristesse. Il y a les souvenirs et les rêves, les Créatures et les Compagnons, les nuits étoilées et celles noires comme l’infini, celles où il n’y a plus d’espoir et ces moments où, au contraire, la félicité et la joie coulent à flot. Tout cela, tu le lis dans ses yeux, dans son sourire, dans ses rides et dans cette bienveillance qui apparaît tout à coup. Tu t’y noies, bien incapable de détourner le regard devant le spectacle du Vieil Homme et cette douceur qui te réchauffe doucement le cœur.
« C’est.. » Le silence revient. Un silence rempli de bruits qui t’intimident un peu, sans te mettre mal pour autant. Et d’un coup son rire-tempête fuse et te fait sursauter. Mais bien vite la peur laisse la place à l’émotion et à ce sourire, rayonnant, qui se dessine sur ton visage. Il est beau son rire, si beau, tu aimerais l’entendre tous les jours à chaque fois que plus rien ne va. Il donne l’impression que le danger est passé, que la tristesse n’a plus sa place dans les esprits maintenant. Rien que ce Rire, grave comme un vieux navire qui reprend la mer et affronte les ouragans.
« Indescriptible » Il porte sa main à son cœur puis au tien, mais tu n’as pas peur. « C’est quelque chose qui ne s’explique pas gamin. Quelque chose que l’on porte là. » Tu n’as jamais ressenti la mer, alors dans ce là, tu y mets toute cette journée. Et puis, peut être qu’un jour tu iras sur les océans. Alors tu pourras les mettre à côté de ces souvenirs et te rappeler du Vieil Homme en voyant l’étendue bleue devant toi, et les poissons sous toi, et les étoiles au dessus de toi. Tu te souviendras de lui et de son rire-tempête, de ses yeux-écume, de ses mains-bois et de sa voix-chaleur. Il t’accompagnera sans aucun doute et alors tu seras fier – mais pas une fierté moche comme les autres, une fierté belle comme quand tu as réussi à prendre la bonne position tout à l’heure.
« Appelle moi Caleb. » Ce n’est qu’avec un sourire que tu réponds, ta voix étant encore perdue quelque part dans ton cœur et dans tes rêves. Caleb. C’est un beau nom, un si beau nom, rendu magnifique par la confiance qui l’accompagne. Vous vous êtes apprivoisés l’un l’autre, Jean-Jean, et le voilà qu’il te confie cette chose si précieuse qu’est son prénom. Tu le gardes soigneusement et te demandes si tu as fait pareil. Oh oui, tu as répété sans cesse que tu t’appelais Jean-Jean. Mais Jean-Jean ça n’a jamais vraiment été toi, n’est-ce pas ? Toi tu étais Jean. Jean Coste. Et ça, tu essaies doucement de leur reprendre. Tu essaies, comme tu le peux, de redevenir moi et non plus lui. Peut être que tu pourrais faire un effort, pour Caleb.
« Là. Maintenant. » Tu étais si concentré sur Lui que tu en as oublié la pêche et le poisson. Mais, au moment où te le dis, tu sens le fil qui tire. C’est étrange de sentir une chose bouger si loin de soi et pourtant si précisément. Ça se dandine dans tous les sens, s’entortillent et se débat pour tenter de s’enfuir. Ça te prend aux tripes, Jean, et t’embrouilles pendant un instant. Mais tu sens le regard du Vieil Homme, tu sens son soutien et te voilà incapable d’échouer.
Alors, doucement, tu commences à tirer le fil, à remonter votre prise jusque toi. Elle saute et sort de l’eau parfois, et la beauté de ses écailles luisant sous le soleil matinal vient effacer la peur et la surprise. Ça efface tout ce qui t’entoure en vérité. Il ne reste que toi, le poisson et Caleb. Il n’y a plus de ville, plus de bruit, plus de Guerre non plus. Juste le clapotis de l’eau alors que l’animal en sort pour de bon, puis la sensation de son cœur battant dans tes mains abîmées. Il bat si vite ce petit cœur effrayé, si vite qu’il pourrait rompre à tout moment. Tu cherches comment le sauver, comment lui épargner de souffrir ainsi et te souviens du seau. Alors, avec une délicatesse presque exagérée, tu reposes le poisson dans l’eau et le laisses te filer entre les doigts.
Les joues rougies par l’excitation et l’exercice, le bout des doigts toujours plongé dans l’eau, tu regardes l’animal faire des tours, paisible. Tu sens encore son cœur battre contre ta peau, ce qui te fascine. Tu ne pensais pas qu’il se passait tant de choses, encore moins en aussi peu de temps. Tout doucement, tu relèves le regard vers ton aîné et lui murmures « merci », bien incapable de dire autre chose pour l’instant.
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