Par chance, nous étions en saison froide, ici. J'avais toujours du mal avec la chaleur, et j'avais eu souvent l'occasion de me frotter au soleil d'été des pays du Sud… Je m'en passais volontiers. A part cela, et bien… Venise était une belle ville. Je n'étais pas insensible au charme des endroits que je visitais : au moins, mon job me faisait voyager, autant en profiter. Déjà gosse, je rêvais de parcourir le monde, d'être un de ces aventuriers de romans. Ou un héros, un justicier invincible. On pouvait dire que j'étais devenu un peu des deux, finalement… Quelle chance j'avais, décidément : pouvoir réaliser mes rêves d'enfance, au coût de cette dernière !
Et à propos d'enfants… une troupe de mômes criards jouait non loin, sous le regard de la semi. Elle n'affichait rien, bien sûr, difficile de savoir si elle était attendrie, ou inquiète qu'ils soient dans la même ville que le semi, ou déterminée, ou… Bref. Pour ma part, je préférais faire comme si je ne ressentais rien, ignorer cette boule d'angoisse, de jalousie et de joie qui naissait. Voir les civils était toujours un rappel de la noblesse de mon combat, l'utilité de mes souffrances… mais me rappelait aussi la lourde responsabilité sur mes, nos épaules. SI nous échouions, voilà ce qui disparaîtrait… Et puis, j'y voyais ce que j'avais perdu trop tôt. L'insouciance, les jeux, les rires simples, les amis. Et cette sensation trouble, ce sentiment d'injustice, dès que je voyais quelqu'un d'heureux ; pourquoi n'avais-je pas droit à cela, et eux si ? J'avais trouvé beaucoup de réponses, ces derniers temps. Pour le reste, j'avais suivi la voie qui se traçait. Mais cette question, elle, ne me quittait pas… Impossible d'y trouver raison satisfaisante, que je ferais mienne. Pourquoi je devais souffrir, cela je l'avais compris et accepté ; mais pourquoi moi, et pas eux ? Parce que le monde était injuste, oui, mais cela ne m'aidait pas à l'accepter. Enfin… tant pis. Je ne pouvais que ravaler ma jalousie, et faire avec. J'essayais d'être heureux d'avoir évité mon sort à l'un d'eux, difficilement, mais c'était mieux que rien.
Et puis, ramenant mon sourire, Madalia répliqua :
- Clair comme de l'eau de roche.
Alors, on partait sur les jeux de mots aquatiques, hein ? J'avais déjà fait cela il y avait quelques jours, contre cette akuma phénix, mais c'était toujours un plaisir. Et puis, l'humour tissait les liens et la complicité, non ? C'était peut-être la meilleure approche. Discuter de la pluie et du beau temps n'amenait pas grand-chose ; nous étions limités niveau ragots, les relations à Central étant extrêmement formelles ; quant à parler de nos vies personnelles, je n'en avais guère envie, et je doutais qu'il en soit autrement pour elle. Pas le genre de la maison, en quelque sorte…
- Tsss, y'a des endroits faits pour ce genre de chose. Non plus sérieusement, il est italien. Venisien ou pas, on s'en fout mais il a peut-être... je sais pas... retour aux sources ?
Voilà qui était mauvais en soit, mais bon à savoir. Alors, il connaissait les lieux, peut-être. La culture et la langue, en tout cas… En combat, cela l'aiderait difficilement, mais le problème était de le trouver. S'il se fondait à merveille dans le paysage, il nous verrait bien avant que nous le voyions…
Je m'apprêtais à lui demander si elle avait un plan pour le trouver, mais elle continua :
- Et on en aura tous besoin un jour ou l'autre.
Je faillis passer outre et parler de la mission. Je n'avais aucune envie de me plonger dans des pensées sur mon passé, mes origines, ou quoi que ce soit de personnel en fait. J'avais beau m'être relevé de mon deuil, disons que j'étais encore en… convalescence. Et puis, je ne voulais pas enterrer mes racines – sans mauvais jeu de mot –, mais était-ce nécessaire de s'y attarder ? J'étais un soldat avant tout, à présent, plus un gallois ayant perdu sa famille – par mort ou par séparation. A quoi bon y repenser…
Mais du point de vue de mon rôle, ne serait-ce pas mauvais d'ignorer cette "main tendue" ? Et même en-dehors de mon titre, j'avais envie de mieux la connaître. Elle était une de mes… "semblables", même si je n'aimais guère ce mot, trop souvent jeté à ma figure en référence aux traîtres. Alors, je répondis prudemment :
- Je suppose que ça peut aider à trouver des réponses. se réancrer à bon port. Tu peux demander à Central une permission, si tu en sens le besoin. Cela dit, je ne voudrais pas trop me mouiller et ça risque d'être un coup dans l'eau, mais ils l'ont fait avec-
Ha, crétin. J'avais évité volontairement d'évoquer mon propre "retour aux sources", il y avait deux mois, et je m'étais trahi tout seul. J'espérais tisser des relations moins formelles avec les autres semi, mais pas à ce point. Et pas aussi vite. Sauf que j'en avais trop dit, ou pas assez, et ma brève interruption n'aidait pas.
Je décidai que c'était trop.
- Avec moi, entre autres.
J'aurais voulu simplement ne rien ajouter, comme si ce n'avait été qu'une simple ballade, mais j'avais trop vite ajouté les deux derniers mots, cachant mal que je voulais étouffer la première information. Décidément, j'avais surtout atteint ce grade à la force de mes bras, pas de mes neurones…
Mais c'était une vaine esquive. Manifestement, elle n'avait pas autant la mentalité Central que je le pensais, car elle revint à la charge.
- En parlant de source, tu viens d'où ? si ça n'est pas indiscret... et que tu le sais.
C'était indiscret. Ou peut-être était-ce moi qui détestais trop parler de mon passé, peu importait au final. Bien sûr, qu'elle connaisse mes origines n'était pas un problème, mais c'était une porte ouverte sur le terrain – glissant – de la vie privée de chacun. Je n'aimais pas me dévoiler, je maintenais une carapace de sarcasmes et de suffisance et ce n'était pas pour rien. A part Sofia, je ne m'étais jamais confié à personne dans l'Ordre ; je n'allais pas dire que je le vivais bien, mais c'était nécessaire, à mes yeux. Et elle…
C'était à la fois pire et moins grave. Pire, parce que je voulais malgré tout garder une certaine image de leader, d'autorité, et que ce n'était pas en passant aux confidences que j'allais y arriver, au contraire. Sauf que je voulais aussi des relations de confiance… et que cela ne se faisait pas sans connaître l'autre.
J'allais devoir faire des sacrifices, c'était évident. Alors, je m'engageai sur le sujet, prudemment et à contre-cœur :
- Je suis… j'étais gallois. Mais ça n'a pas d'importance à mes yeux ; je vais où me porte le courant – Central –, maintenant, c'est ce qui compte. Et toi ?
Dit-il, après avoir déclaré avoir eu une permission "retour aux sources" par Central. Abruti… Je n'avais pas menti : c'était ce fameux décembre qui m'avait fait définitivement couper les ponts – ou autant que possible. Mais du coup, elle pourrait ou me prendre pour un menteur, ou déduire le résultat de ce retour au Pays de Galle, c'était une base de la formation de corbeaux et elle semblait plus maligne que moi. Tant pis… Au moins, le retour de question pouvait lui faire penser à sa réponse plus qu'à la mienne.
Ensuite, j'en vins enfin à mon idée de base. Il ne fallait pas oublier la mission, on était là pour ça :
- Tu aurais ne fut-ce qu'une vague idée d'où il pourrait se trouver ? S'il vient d'ici, il doit y être comme un poisson dans l'eau… On peut partir à la pêche aux infos chez les habitants, mais mon italien est très… trouble.
Décidément, je me débrouillais mieux en jeu de mot qu'en jeu de confessions...