L'humain avait une force d'adaptation… surprenante. Effrayante, même. Que son existence entière change et il trouvera un moyen de trouver de nouveaux repères, un nouveau quotidien. La "résilience", ça s'appelait, quelque chose comme ça.
Enfant, ma vie avait été réduite en ruines, j'avais tout perdu d'une vague : famille, enfance, foyer, bonheur... Et pourtant, loin de me briser moi-même, j'avais reconstruit. J'avais même donné le coup de grâce à cette vie en coupant volontairement les ponts avec mon père, en demandant à faire partie des corbeaux. En apparence, du moins… Là où était le piège, c'était que les fondations n'étaient autres que les ruines chaotiques de mon passé, de la vie dont je n'avais jamais vraiment accepté la fin. Retrouver ma sœur et me venger du Comte, avant tout… Comme s'il était alors possible d'effacer la tragédie et de revenir à mon existence heureuse d'autrefois.
Mais une seconde crise, des décennies après, m'avait détruit à nouveau. Cette fois, c'étaient les fondements mêmes de ma raison de vivre qui étaient sapés, brisés. Caroll morte… et ma vengeance vaine, plus que jamais. Le véritable coupable, ce n'était pas tant le Comte ou les Noés, aussi mauvais étaient-ils. Non, celui qui avait tué ma sœur, il y avait plus de vingt ans… c'était le bookman. Mais je ne pouvais lui faire payer ses crimes sans que Central ne me sanctionne du pire, et puis… comment trouver l'homme ? Si je le croisais, je pouvais deviner qu'il n'en sortirait pas indemne. Même avec toute ma volonté, je ne pourrais me retenir, et je ne voulais pas le faire. Et, au final…
J'avais décidé de ne pas le chercher. A quoi bon ? Je le savais à présent, mieux que jamais : la vengeance ne réconfortait pas. L'idée et le projet, sans doute, oui… mais si je m'y abandonnais et que je finissais par tuer le psychopathe, je n'en tirerai rien. Juste une sévère sanction de Central, voire pire. Ce n'était pas résolution facile à prendre et je craignais de ne pouvoir la tenir, mais il me fallait tourner la page. Construire, encore, sur autre chose. Non pas oublier mes racines… mais tendre mes branches dans une autre direction.
C'était pour cela que j'avais accepté ce rôle, embrassé la guerre, plus que jamais. Je ne me battais plus pour trouver Caroll, par vengeance ou par obéissance, mais pour… et bien, c'était encore flou. Sauver l'humanité ? Guider et soutenir les autres semi ? Faire justice en éliminant les monstres ? Tenir mes promesses, à Caroll, à Sofia, à Central et à d'autres ? Prouver mon utilité et ma force, au monde et à moi ? Avoir une place sur Terre ? Me venger du Comte et sa clique ? Tout simplement parce que je n'avais pas le choix ? Quelles qu'en soient les vraies raisons, si j'avais gardé le même chemin… le pas était différent, l'horizon de même. Et si ma "mauvaise passe" avait été profonde, brutale, sans demi-mesure, elle avait finalement duré peu longtemps ; la guerre ne laissait pas le temps de faire autre chose que se battre. Mais même en sachant cela, j'étais impressionné, effrayé par la vitesse avec laquelle je m'étais relevé. Avais-je réellement surpassé mon deuil ou se tapissait-il quelque part, failles dans mon cœur prêtes à se réveiller ? Bien sûr, j'étais encore sombre, triste, en colère, surtout quand je me laissais aller à y songer, mais rien de comparable à la tempête – ou plutôt le néant – qui m'avait habité depuis quatre mois, jusqu'à Noël…
Central avait aidé, il fallait dire. Enchaînant mission sur mission, comme pour ne pas me laisser le temps de réfléchir. Avec des semis surtout, pour me donner l'occasion d'en apprendre plus sur eux, et inversement. Chasse à l'akuma, au traître, au Noé, à l'Innocence, à l'information… Si j'aimais avoir l'occasion de combattre l'ennemi, les périodes de calme me manquaient. Voilà au moins un truc qui n'avait pas changé : je n'étais jamais content du rythme que je subissais.
Cette fois, la mission était à la fois moins dangereuse et plus difficile. Dans une ville scandinave, il y avait eu un... "vol" de nourritures. Bon, jusqu'ici, rien de bien spécial… Là où ça devenait intéressant, c'était d'une part que le vendeur affirmait avoir vu le coupable– ou sa silhouette en tout cas – sortir de la réserve par une porte, qui avait disparu juste après ; et de l'autre, que de l'argent avait été placé à la place des friandises, comme si le voleur n'avait simplement pas voulu attendre le jour et l'ouverture de la boutique. Bien sûr, Central n'envoyait pas un de leurs meilleurs éléments sur les racontars de la première victime de larcin venue ; mais celui-là était un de ses agents les plus fidèles, dont la fiabilité n'était plus à prouver. Le coupable avait décidément joué de malchance…
De ces événements, Central en déduisait qu'un exorciste se trouvait dans la ville. Pourquoi un Noé ou un akuma volerait-il, alors qu'ils avaient tout ce qu'ils voulaient ? Et surtout, pourquoi rembourser ? Eux qui incarnaient le Mal même, difficile de les imaginer avoir le moindre scrupule... Bref, tout portait à croire qu'il s'agissait d'un porteur d'innocence, découvrant sans doute ses pouvoirs, les testant. Du coup, ils m'avaient envoyé. Pourquoi moi ? Simple : il fallait amener le type à l'Ordre noir et vu le taux de désertion exorciste actuel, difficile de savoir qui convaincrait qui… Et s'il était puissant et peu coopératif, des corbeaux ne suffiraient pas. Bref, s'il s'agissait bien d'un "élu", me revenait donc la joyeuse charge de mettre la main dessus et de l'amener à la guerre, de force s'il le fallait. C'était plutôt une bonne chose : il me détestera avant même son entrée à l'Ordre Noir, on gagnera du temps ! A part Sofia, je n'avais que des ennemis chez les exorcistes, je n'allais pas rompre une seconde fois avec la tradition…
Enfin, je sautais trop vite aux conclusions. Qui savait ce qu'il se passait dans la tête des Noés ou des akumas ; l'un d'eux pourrait bien être le fameux "voleur". Dans ce cas, les choses seront bien plus simples, il me suffira une fois de plus de l'éliminer et l'affaire sera close. J'espérais presque que ce soit le cas, malgré l'utilité d'un exorciste…
J'avais fouillé le magasin, interrogé le commerçant, mais sans résultat. Que faire ? Qui interroger, où fouiller ? Pourquoi ce faux vol, pourquoi cet argent laissé ? Pour tester ces pouvoir, sans doute nouveaux ? Parce qu'il y avait urgence ? C'était concentré sur ces questions que je m'étais isolé dans une petite ruelle, plus ou moins à l'abri des regards. Je n'avais pas l'uniforme des semi cette fois, ma mission reposant sur la discrétion plus que la destruction, mais je commençais à être connu de l'ennemi, disons. Après avoir retourné leur tentative d'élimination personnelle contre eux et capturé l'un des leurs, entre autres…
Alors… où chercher ? La réflexion n'avait jamais été mon atout, et…
La solution n'allait pas me tomber dessus.
Halloween