Tea time & answer [FT Angus]

La quiétude de la boutique ne fait que rappeler à Angus l'étrange rencontre qu'il a faite quelques jours auparavant, dans ce même lieu — à quelques pièces d'écart. Le trouble se lit encore dans ses yeux ; ses lèvres forment parfois l'esquisse de ces quelques questions qu'il aimerait poser. Toutefois, il ne dit rien, attendant que le maître des lieux bouge, parle, qu'importe — fasse quelque chose. Lui aussi reste immobile, plus misérable aujourd'hui qu'il ne l'a jamais été dans toute sa vie mais assis au milieu de l'une des échoppes les moins crasseuses de la ville (en surface seulement).

La silhouette de Xuan se remet enfin à bouger. L'Asiatique quitte son poste devant la fenêtre et se tourne vers l'Assassin. Enfin sa voix forme des mots — une promesse, peut-être, et cette dernière question. Pourquoi a-t-il tué Jacob Bright ? Oh, que la réponse à cette question est odieuse. Que la vérité est laide, même s'il n'a qu'un vague souvenir de l'acte ; c'est une drôle de brume qui a recouvert son esprit lorsqu'il a pris la vie du frère Bright.

Une brume noire qui ne laisse passer aucune lumière.
(Obscurité sur la mer, le phare s'est éteint.)

« J'ai — » tente-t-il une premier fois, mais la phrase qu'il élabore dans son esprit agité lui parait si peu correcte. « J'étais — » Il cherche ses mots. C'est inhabituel. De même que le ton de sa voix : bas, fatigué, amer. Toutefois, il parvient  à sortir une phrase qui lui parait à peu près convenable : « J'étais contrarié. » Boulversé — sauf qu'il ne voudra jamais l'admettre devant Xuan. « En colère. Il a dit quelque chose. Et je l'ai tué. » Il pause un petit instant, pour enfin laisser place à la vérité qui, jusqu'alors, se frayait difficilement un chemin à-travers son discours décousu : « Pour rien. »

(Angus a perdu.)

Et pendant qu'il parlait, Xuan s'était assis face à lui, avec lui. Angus évite toutefois de croiser son regard, plongeant le sien dans le thé qui vient de lui être offert, mais il voie sa mine désolante (sale, fatiguée) se refléter dans l'ambre rougeâtre du breuvage. Alors, il décide de fixer la porcelaine d'un blanc laiteux. Une odeur épicée lui chatouille agréablement les narines, une qu'il reconnait, qu'il apprécie. Il se demande brièvement si le gamin le sait.

Ce-dernier a repris la parole, persistant à lui poser des questions auxquelles il n'a pas envie de répondre. Ce sont ses affaires à lui, et il n'aime pas qu'on s'y implique. Or,  est-ce que cela a la moindre importance désormais ? Non, décrète-t-il. Parce que ses affaires, justement, se sont envolées. Plus de contrats, plus d'économies. Partis. Comme ça.

Mais il ne peut s'en prendre qu'à lui-même ; tout ça, c'est de sa faute.
(On récolte ce que l'on sème.)

« Des années que je mettais des fonds de côté. » commence-t-il sans relever les yeux pour autant. Il regarde maintenant ses mains qu'il a entourées autour de la tasse, à l'instar de l'Asiatique. « Je voulais partir. Quitter Londres. Payer un passeur et finir ma vie dans un endroit agréable, loin. » Fuir. Il se tait un instant, avant de reprendre : « Ce projet, c'était tout ce que j'avais, Xuan. » Et même, c'était tout ce qui lui restait depuis le départ de Nima. « Sauf que quelqu'un a pris l'argent. Je l'ai découvert à mon retour de Paris. »

Il se frotte le visage, las. Il sentirait presque la crasse accumulée sur son visage se déformer sous ses doigts ; à la place, il n'a conscience que de ses rides. Ses mains retournent sur la tasse tandis que ses prunelles grises et épuisées se lèvent enfin sur l'Asiatique.

« "Faudrait peut-être penser à prendre ta retraite, le vieux''. Les dernières paroles de Jacob Bright. Ça m'a mis en colère — encore plus. Alors j'ai — »

Il ne parvient pas terminer sa phrase ; il lève une main.
Et claque des doigts.

Jacob Bright, un imbécile ? Le vieil Ecossais n'en est pas si sûr. Un emmerdeur imprudent, oui, puisqu'il a tiré sur une corde raide qui a cédé et qui lui est revenue en pleine figure. Et maintenant qu'il y a un Bright en moins, le survivant doit vouloir sa peau. Angus peut comprendre. Il peut même reconnaitre qu'il est peut-être seul vrai imbécile du tas, finalement.

Il ne répond pas, aussi Xuan continue-t-il sur sa lancée tandis qu'il se réchauffe les mains sur sa tasse. Il renifle, guindé, lorsque l'Asiatique lui propose son aide.

« Te fatigue pas pour moi. Un travail suffira. » répond-t-il sur un ton emprunt d'une triste insolence.

Le Brouillard dévisage alors Xuan, dans l'attente qu'une réaction traverse ses traits tranquilles, que quelque chose vienne perturber le calme plat de son attitude. Il ne s'attend pas à ce qu'il comprenne son refus. Et ses mots étaient, il est vrai, un peu agressifs.

« Mais tu as vu juste. J'ai une question. » reprend-t-il. « Ces types. C'était qui ? »

C'était quoi ? Il n'ose pas s'aventurer à poser la question, cependant.
Il refuse encore d'y croire.

Sa question ne reste pas longtemps sans réponse ; l'Assassin écoute attentivement ce que l'Asiatique lui dégoise. Sauf qu'il n'en comprend pas un traitre mot. Au mieux, tout cela lui parait cryptique. Comme si Xuan lui jetait davantage de questionnements au visage. Son regard en dit long sur sa pensée, d'ailleurs.

Il laisse toutefois quelques mots dériver dans son esprit, pareilles à des bouteilles jetées à la mer, de celles (trop nombreuses déjà) qui n'attendent plus qu'il les récupère, qu'il les ouvre et les lise, les retienne et admette leur existence. L'Eglise ? L'Ordre Noir ? Un Exorciste ?

Une Innocence ?
De la magie ? Mais la magie n'existe pas, il le sait. Elle ne peut pas exister. Il ne peut pas y croire. Et ça doit se voir, qu'il doute des paroles de Xuan qui se frotte le visage, l'air ennuyé. Cependant, il a tout vu non ? Non, décide-t-il, parce qu'au fond, oui tout au fond de lui, juste là derrière sa rage, il y a de la peur, beaucoup de peur.

Le monde est déjà suffisamment terrifiant comme ça.

Alors son attention se redirige entièrement vers quelque chose qui ne lui est pas inconnu : une guerre ?
Sa curiosité bat brusquement en retraite. Probablement parce qu'il vient de la rattraper en pleine course pour la faire retourner là d'où elle vient. La guerre, il connait, et il a découvert qu'il préfère l'éviter, de près comme de loin.

« Finalement, » finit-il par laisser tomber, une main levée pour faire barrage aux paroles du gamin « je ne veux pas savoir. Oublie. »

(Lui n'aura aucun mal à occulter tout cela de sa mémoire. Probablement.)

« Parle-moi plutôt de ce travail. »

Le silence et le regard de Xuan lui semblent bien énigmatiques, eux aussi. Angus se demande ce qu'il se passe dans la tête de l'Asiatique, s'il se sent blessé par son manque de foi.  S'il l'est, il ne doit pas s'autoriser à le montrer. Le vieil Ecossais omettra cela aussi, plus tard, et quand le gamin lui demandera « tu te souviens que ce que tu as refusé de le croire ? », il répondra : « non ».

L'histoire s'arrête(ra) là pour lui.

Xuan reprend la parole et tandis qu'il discourt, la tasse de thé refroidit lentement dans les mains du Brouillard. La porcelaine est moins chaude (mais toujours fumante), comme si son vieux cœur lui avait volé un peu de tiédeur. Il se sent un peu mieux, maintenant. Un peu plus serein quoique toujours aussi las. Il prête une oreille respectueuse à la proposition que lui fait le faux antiquaire.

Edimbourg. L'Ecosse. Son pays natal. Un rapide élan de mélancolie le traverse — il ne dure pas car Dundee se rappelle à lui, bien sûr, Dundee et ses baleines, Dundee et l'enfance misérable qu'il y a passé. Mais Edimbourg, c'est loin. Il y a peu de chances que les fantômes et les grands oubliés de sa famille fassent le déplacement jusqu'à la capitale. Les Morganach sont plutôt casaniers ; Angus et son père avaient été les seuls à voyager.

Les seuls à disparaitre, en somme.

« J'accepte. » répond l'Assassin. « Et je connais Leith. Je m'y suis rendu plusieurs fois. Quand j'étais baleinier. » muse-t-il presque distraitement, même si la dernière fois qu'il y a mis les pieds remonte à l'année de ses seize ans mais, par sagesse, il garde ça pour lui. « Ça te servira. » Au moins à toi, manque-t-il d'ajouter.

Le vieil écossais saisit enfin sa tasse de thé et la porte prudemment à ses lèvres, mais il ressent quelque chose d'étrange en faisant cela. Il ne se sent pas exactement à sa place à siroter ainsi du thé ; la misère l'attend sur le pas de la porte, prête à le reprendre tout entier dès qu'il en franchira le seuil. Il n'est pas digne de l'argenterie et du service à thé impeccables de Xuan. C'est dérangeant. Quand bien même, il fait de son mieux pour dissimuler son malaise en écoutant l'Asiatique. Le train de nuit ? Il fronce les sourcils ;  il n'aime pas particulièrement l'idée  de passer plus d'une dizaine d'heures assis à la vue de tous, mais le fait que son visage "civil" soit beaucoup moins connu que celui qu'il affiche en tant que criminel jouera probablement en leur faveur.

« ... J'imagine. » grogne-t-il cependant. « Mais tu devras m'appeler par un autre nom ... » Martin, ou quelque chose comme ça. Quitte à se faire passer pour quelqu'un d'autre ... « ... me trouver de meilleurs vêtements et— »

Il s'arrête d'un coup et fixe Xuan. Très intensément. Repose sa tasse sur la table.
Maintenant qu'il y pense, il y a une question qu'il veut vraiment lui poser.

« Au fait. C'était pour quoi le déguisement ? » demande-t-il brusquement. « Ça te prend souvent, Rushi ? »

Ses doigts fins et osseux comme de petits serpents s’enroulent et se resserrent davantage autour de la anse de la tasse ; sa main libre, elle, vient prudemment se poser contre la porcelaine délicate. Angus savoure la sensation de chaleur contre sa paume usée (si agréable et rassurante) tandis que sa langue oublie peu-à-peu le goût de la boisson et que ses oreilles s’abreuvent des mots de Xuan. D'ailleurs, l’explication que lui fournit le gamin le fait se fendre d’un rictus résigné qu'il serait prétentieux d'appeler un sourire.

« Bah. Je ne veux pas savoir. » Une fois encore, il préfère le confort de l’ignorance. « Tu fais ce que tu veux. De tes journées. Ou de tes soirées. »

L’Assassin note cependant la nouvelle identité de l’Asiatique dans un coin de son esprit.
Ce nouveau nom, il le retiendra.

Une corde nouvelle s'ajoute à l'arc de de Xuan, une corde fascinante et haute en couleurs, bien que franchement étrange, tendue en toute discrétion afin de le projeter tout entier dans les secrets de la mondanité. Et le Brouillard sait pourquoi : le sang bleu, friand de ragots, ne sait pas tenir sa langue. Tôt ou tard, tout finit par se savoir – un excès de zèle suffit à briser le silence. Pour un type comme l'antiquaire, l'information est synonyme de pouvoir et d'enrichissement.

Une courbe taquine agrandit alors le sourire d'Angus, donnant à son visage fatigué un tout nouveau cachet.

« Reste prudente, veux-tu ? Pas envie de retrouver ton nom sur un contrat. Quoique. Ta tête vaudrait cher. »

Et l'Assassin se permet un ricanement bas.
Humour de meurtrier.
(Humour d'ordure.)

Le vieil Ecossais évite de lui répondre qu’il sait ce que fait le sang bleu avec son argent : vivre dans l’opulence souvent, être oisif parfois et, entre les deux, faire tuer des gens. Mais Xuan sait, bien sûr, que souvent, trop souvent (et  bien plus qu’on ne pourrait le penser) des nobliaux viennent le voir afin de réclamer ses services, en général pour faire disparaitre un concurrent quelconque, une femme infidèle ou quelques amants incommodants. Et trop souvent, ils les retrouvent sur le fil de sa lame quelques mois ou un an plus tard, abattus pour des raisons similaires aux leurs. Et ainsi de suite. C’est cyclique au renouvellement incessant. C’est à se demander où la haute trouve autant d’hommes et de femmes à éliminer – et si Londres tombera un jour à cours d’imbéciles, de désœuvrés ou juste de détraqués pour répondre à leurs demandes.

(Et Angus sait parmi lesquels il se trouve.)

« Je te le dirai. Quand je te rendrai visite. Si tu vois ce que je veux dire. » répond-t-il avec un reniflement presque goguenard.

Sur ces mots il avale le reste de sa tasse et l’arôme épicé du thé s’étale immédiatement sur ses papilles. Le Brouillard repose la vaisselle fragile sur sa petite assiette de porcelaine lorsque l’Asiatique lui demande s’il peut lui offrir une nouvelle tournée. Aussi tentant que cela puisse paraitre, l’Assassin se lève. Le raclement des pieds de la chaise sur le plancher retentit un instant avant sa voix :

« Désolé. J’ai quelque chose sur le feu. »

Un contrat – il doit se préparer.
Sa colère – il doit s’y enfoncer.
(Puis baisser les bras, encore.)

Et le souvenir de Jacob, qu’il doit détruire. Mais quelque chose lui dit qu’il n’y parviendra pas – pas cette fois. Il a un pressentiment. Une petite voix lui souffle que le temps de l’oubli touche bientôt à sa fin.

Et que ce qui lui succédera laissera des marques.
De ça, il en est certain.

(En attendant, il préfère se mentir à lui-même.)