Une gare. Une des grandes fiertés de notre siècle, de notre civilisation, avec leurs trains, leurs foules, leur bruit et leurs odeurs. En ces 6 années dans les services spéciaux de l'armée allemande, j'ai vu presque tous les pays européens, et une centaine de gares, de toutes les tailles. Gare d'arrivée, gare de départ, gare de transit, d'aller ou de retour, mais aussi lieu de négociation, de surveillance, de protection, même lieu de planque, une fois, pendant trois jours ; je les ai vues sous tous les angles. Et pourtant, je ne m'en lasse pas. Certains disent que les gens se ressemblent tous, je comprends ce qu'ils veulent dire mais je trouve plutôt que les gens ne se ressemblent jamais. Une même personne, d'un jour sur l'autre, en fonction de son humeur, de son emploi du temps, de la saison, enfile un costume et un masque qui transforment complètement son apparence. C'est peut-être parce que je suis si souvent déguisée moi-même -les supérieurs disent camouflée, mais soyons honnête- que j'y prête autant attention.
Regarder, observer les gens, restent mon occupation favorite, pour moi qui suis seule si souvent. Cela me rassure, me permet de voler des instants à tous ces gens qui m'entourent ; qui, dans cette gare, me croisent par flots réguliers avec l'arrivée des trains. Et j'ai bien besoin d'être rassurée aujourd'hui, même si je ne me l'avoue pas vraiment. La mission a été réussie, le problème n'est pas là, mais je m'en serais bien passée. J'ai encore les mains sales du sang de quelqu'un qui ne m'a rien fait, et cela me rend plus malade à chaque fois. Il paraît qu'on s'y fait, en tout cas c'est ce que mes supérieurs m'ont dit, mais je n'ai pas envie de m'y faire. J'ai déjà assez l'impression de devenir inhumaine comme ça.
Je me dirige vers le quai du train qui part pour Innsbruck, où je passerai la nuit avant de poursuivre vers ma Bavière natale. J'ai toujours refusé d'enchaîner deux missions de cette barbarie, alors à chaque fois je prends une permission, je retourne chez Franz, qu'il y soit ou pas. Ayant montré mon billet, je rejoins mon compartiment de seconde classe. Je vois que je vais y cotoyer un homme d'un certain âge, probablement ancien homme d'affaires juste assez bon pour être bien habillé mais pas assez pour voyager en première.
Ça ne vous dérange pas, je me suis installé dans le sens de la marche ?
Sa physionomie est plus douce qu'il n'y paraît, quand il n'est pas en train de froncer les sourcils sur le journal qu'il a déplié. Alors je secoue la tête avec un sourire poli, et m'installe en face de lui. Je garde mon chapeau pour dissimuler mes cheveux, et pose mon front contre la fenêtre. Les quelques retardataires se pressent vers le quai, alors que le chef de gare annonce le départ imminent.
Soudain, mon regard se fixe de lui-même sur l'arrière du train. Ou plutôt, sur les deux silhouettes en train de se dépêcher pour ne pas en rater le départ. Deux femmes. En réalité, une femme et une jeune fille, dont je n'arrive pas à deviner l'âge avec la distance, mais elle n'est pas grande. Ce n'est pas leur retard qui me coupe le souffle, ni le fait qu'elles voyagent en première, seules -comprenez, sans homme- alors que ce n'est franchement pas bien vu à notre époque. Non, ce qui a fixé mon regard, ce sont leurs manteaux noirs si caractéristiques.
Vingt-deux années ont passé, et je les reconnais instantanément.
Elles montent à bord du train, leurs manteaux disparaissent de ma vue. Je réfléchis un instant puis me lève. Le voyage va être long.