turn the pain into power | Freja

Il fut un temps où tu aimais la mer. Où tu l’aimais de tout ton petit être, de tout ton petit coeur, de tout ta petite âme. Il fut un temps où la mer t’apaisait plus que tout en ce bas monde, où les vagues qui allaient et venaient n’étaient qu’une douce berceuse pour tes oreilles enfantines. Oh oui, il fut un temps où tu aimais la mer. Mais c’était avant que la mer ne se fasse meurtrière et voleuse, qu’elle ne te prenne ton père pour ne plus jamais te le rendre. C’était avant le chagrin causé par la perte, la douleur causée par l’absence. À présent, tu hais la mer. La sensation de l’embrun sur ta peau sensible n’évoque en toi qu’une douleur sourde et toujours trop poignante, l’odeur sâlée du bord de mer te soulève le coeur. Tu as l’impression que tu vas vomir, que tu vas vider le peu qui se trouve dans ton estomac sur le pavé de la ville normande. Ton coeur bat un peu trop fort contre tes côtes, tes mains se font moites et tremblantes. Tu hais un peu le Comte pour t’avoir envoyée là. Cependant, il vaux mieux que ce soit toi plutôt que Niilo. Niilo qui aurait probablement été trop blessé par la proximité de l’air marin, qui aurait tout réprimé et qui n’aurait pas dit un mot à ce sujet. Niilo qui aurait porté sa souffrance en silence, qui aurait emporté sa douleur dans sa tombe. Tu es bien plus expensive que lui et c’est sans complexe que tu iras le voir, une fois rentrée, pour lui faire part de ton mécontentement et de ta douleur. Tu n’as aucune honte à partager ta peine, à exposer tes faiblesses à ton frère. Ton frère qui n’est nul autre que ton âme sœur, celui qui te connaît que quiconque.

(Tu l’aimes si fort, Niilo. Plus fort que ce que tu as un jour aimé la mer.)
(Et alors que le bruit des vagues se fait plus fort alors que tu t’approches du bord de mer, tu penses distraitement à cette figure paternelle plus que distante.)
(Tes souvenirs sont aussi flous que l’écume.)

Tu continues ton petit chemin le long de la plage, jetant des coups d’oeil en coin aux vagues qui viennent s’écraser sur le sable humide. L’hiver commence à s’effacer doucement de la ville normande, mais il fait encore bien frais, surtout quand on s’approche si près de la mer. L’air marin te pique les yeux et te mord les joues. Des larmes viennent brouiller tes pupilles d’un bleu qui défie le ciel lui-même, tes joues se teintent d’une couleur carmin prononcée. Tu renifles bruyamment, enfouissant le bas de ton visage dans ton épaisse écharpe en laine. Tu jettes un dernier coup d’oeil emplit de haine aux vagues qui te narguent au loin. Oui, elles te narguent et cela ne fait qu’attiser ta haine. Tu ne sais pas trop ce que le Comte veut obtenir en t’envoyant ici. Probablement que tu découvres si Granville serait un bon endroit pour nourrir son usine mortelle. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. C’est impossible à dire. Tu te détournes de la plage pour retourner vers la partie habitée de la ville. C’est d’un pas lourd que tu avances, passant vers les bâtiments de la ville. Quelques coins de verdure ici et là, mais l’urbanisation du territoire est en bonne marche. Et tu te perds dans les entrailles de la ville grandissante, tu fais le tour de celle-ci. Et là, une voix chantante alors que tu t’approches d’un parc. Il est quelconque, ce parc. La voix un peu moins. Curieuse, tu suis les notes harmonieuses pour apercevoir une femme à la peau basanée, allongée dans l’herbe. Toujours un peu plus intriguée, tu t’approches d’elle jusqu’à te tenir juste au-dessus de sa tête, légèrement penchée au-dessus d’elle. C’est sans vergogne que tu l’interrompts. « C’est sacrément joli … Qu’est-ce que vous chantez ? » que tu lui demandes dans un souffle, toi la gosse innocente.

Et en cet instant précis, tu oublies le monstre (endormi (mais jamais mort)) que tu abrites. Tu oublies que tu n’es pas qu’une simple adolescente, que tu es plus vieille que ce que tu peux bien laisser penser. Tu oublies, Freja, avec un certain soulagement. La curiosité te prend et tu laisses derrière toi toutes ces choses sombres et inavouables aux yeux du Monde (avec un M majuscule (pour noter toute son importance)). Tu redeviens la gamine que tu as toujours été, un peu trop curieuse pour son propre bien, qui ne se pose pas plus de questions que cela et qui se laisse porter par les mouvements de la vie. Curieusement, tu t’approches, tu suis les notes de la mélodie étrangère jusqu’à arriver au coeur d’un petit parc. La chanteuse est allongée dans l’herbe, déjà tu l’aperçois. Tu t’approches tout doucement, discrètement, presque sur la pointe des pieds. Tu aurais presque peur de la déranger, de l’interrompre dans son chant. Pourtant, tu n’hésites pas à l’interrompre une fois que tu te positionnes au-dessus d’elle, légèrement penchée par-dessus sa figure immobile. Si elle ne chantait pas, tu aurais pensé qu’elle était endormie. Tu la complimentes, tu l’interroges. Et ses paupières qui papillonnent, trahissant sa surprise. Et ton regard qui ne défaille pas dans son intense curiosité. Tu l’observes, comme cherchant à cataloguer les moindres traits étrangers de son visage ; ça se voit qu’elle n’est pas d’ici, avec son teint si chaleureusement coloré, les traits de son visage pas si semblables à ceux du tien. Et la curiosité se met à bouillir à nouveau en toi, comme de l’eau laissée trop longtemps sur le feu. Tu la contiens (difficilement (autant que possible)) le temps que la femme puisse te répondre. Tu te mords la langue pour retenir les questions qui se précipitent sur celle-ci, tu gardes les lèvres crispées en une moue indifférente.

Elle se redresse, te poussant toi aussi à en faire de même. Puis, c’est un sourire chaleureux qu’elle t’adresse. Sans trop savoir pourquoi, tu as envie de lui sourire aussi (tu joues beaucoup trop bien ce rôle de gamine (un peu trop bien, certainement)) et tu ne cherches pas à résister ; tes lippes s’étirent en un sourire rayonnant, comme si tu étais un tout petit soleil à toi toute seule. « C'est un air de mon pays. Ca s'appelle "boşa zaman". Ca veut dire hmm... "temps perdu" je crois. Tu aimes bien ? » Tu hoches la tête à l’affirmative, laissant échapper un petit hmmm pour appuyer ton mouvement. Oh ça oui, tu l’aimes bien sa chanson. Tu n’as pas compris le sens des mots prononcés et tu trouves cela bien dommage. Déterminée à satisfaire ta curiosité, tu viens t’asseoir à côté de l’étrangère, ne te souciant guère de savoir si cela la dérange. « Qu’est-ce qu’elle veut dire, votre chanson ? » Parce que toutes les chansons ont un sens, même quand elles n’ont pas l’air d’en avoir un. Qu’elles parlent d’amour ou de guerre, de vie ou de mort, de concepts plus ou moins abstraits, les chansons sont toujours porteuses d’un message. Tu n’es pas grande artiste ou une connaisseuse avérée de la musique, tu apprécies celle-ci quand elle se présente à toi (tout simplement) et c’est là bien suffisant. Soudainement enthousiaste, tu continues de lui parler sans trop réfléchir. « Il y a une chanson de chez moi que j’aime bien. Ça parle d’une dame qui n’est pas très belle, mais son amoureux l’aime quand même et est toujours fier de la montrer. La chanson s’appelle Kullan Ylistys. » Tu te souviens de cette chanson (qui t’a toujours fait tant rire (plus que de raison, vraiment)) avec un tendre sourire. Ça te rappelle ces années où tout allait bien. « Vous venez d’où ? » que tu demandes innocemment, comme une arrière pensée. Tu es vraiment bien trop curieuse.