Enfin, ce n’était pas la raison exacte de ta présence ici : Eleanor et toi aviez été envoyées sur place pour enquêter sur une rumeur qui prenait de plus en plus d’importance — assez pour interpeller l’Ordre Noir —, trouver le fin mot de l’histoire et récupérer l’Innocence s’il s’avérait qu’elle était à l’origine des phénomènes étranges que l’on vous avait rapportés.
Force était de constater que jusqu’à présent, vous aviez fait choux blanc.
Heureusement, tu avais réussi à convaincre (en réalité, tu ne lui avais pas laissé le choix) Eleanor de te laisser vaquer à tes propres occupations histoire de te changer un peu les idées. Eleanor était gentille, et d’une compagnie agréable (c’est plutôt la tienne qui posait problème, en général) mais tu n’étais pas bête et tu savais parfaitement pourquoi l’on avait choisi une exorciste dont le compteur affichait neuf ans d’expérience pour t’accompagner : précisément parce que toi, tu n’en avais aucune. All in all, fair enough, mais ça te laissait quand même la désagréable impression d’être chaperonnée, et tu avais horreur de ça. Tu étais certes nouvelle dans les rangs de la congrégation, mais aux choses de la vie, tu étais loin, très loin d’en être à ton coup d’essai.
Ce coin de l’Écosse avait bien des choses à offrir pour un cœur d’aventures comme le tiens, et tu étais bien décidée à les découvrir. Tu avais besoin de te vider la tête de toutes les choses inutiles que tu avais entendues aujourd’hui — comme le fait que « M. McNeil n’était pas venu depuis trois jour au Harry’s pub, et que quand même, pour un pochard tel que lui, c’était vraiment très étrange » ou que « La femme de M. Hamilton était sortie très tard il y a deux jours en compagnie d’un homme qui n’était pas son mari et qu’elle n’était pas rentrée depuis » ou encore que « Vous ne trouvez pas ça bizarre quand même cette hausse du prix du pétrole ? On nous cache quelque chose ».
Dans d’autres circonstances, tu aurais probablement fait une pause dans l’un des nombreux bars de la ville, mais pas cette fois — tu les avais épluchés un par un avec Eleanor, et tu ne donnais pas cher de la peau du prochain ivrogne qui viendrait vomir son factum verbal et nauséabond sous ton nez. C’est que tu avais le sang chaud, Adélaïde, couplé à une âme un brin belliqueuse et à une résistance proche du zéro lorsqu’il s’agissait de ne pas céder à la tentation. Un cocktail que tu tenais plutôt bien d’ordinaire (à ton humble avis, et tu te moquais pas mal de celui des autres), mais redoutable lorsque tu t’ennuyais.
Et tu avais promis à Eleanor que tu ne ferais pas de vagues.
Parlant de vagues, tes pas t’avaient éloignée du centre-ville et amenée dans un lieu plus tranquille, en hauteur — de là où tu te trouvais, tu avais une vue magnifique sur la mer, le port et ses nombreux navires amarrés. Ici, le vent était plus fort et l’air plus chaud — tu aimais le sentir balayer ta chevelure et déposer sur ta peau de minuscules gouttes d’eau salée. L’air marin avait cet effet indescriptible sur toi (comme un appel (comme un rappel)) et tu regrettais parfois de ne pas dédier ta vie to sail the seven seas, comme l’avait probablement fait ton père. Non pas que tu accordais une quelconque importance à ce dernier — l’idée te plaisait, simplement ; alors tu avais décidé d’en faire une vérité.
Ton regard finit par se poser sur une tignasse rousse un peu plus loin. Tu l’observas un moment, songeas même un instant à quitter les lieux pour en trouver un autre où tu serais réellement seule, mais ta curiosité dévorante prit une fois de plus le pas sur le reste. La personne semblait être en train de peindre un tableau, et il n’en fallut pas plus pour que tu t’élances à sa rencontre, un millier de questions te brûlant déjà les lèvres.
« Hi there, » saluas-tu, « J’espère qu’un peu de compagnie ne vous dérange pas ? »
Ce qu’il manquait à ta phrase, c’était : « Parce que je suis ici maintenant et je ne compte pas partir. » Mais enfin, elle aurait le temps de s’en rendre compte par elle-même, après tout.