Dum spiro, spero

Ça y est, hein ? C'est une toute nouvelle vie. Une vie complètement différente de celle que je connais. Des souvenirs qui m'appartiennent pas, mais qui sont devenus les miens. Des pouvoirs que je me suis appropriés. Une nouvelle famille qui m'a été imposée. Des responsabilités qu'on m'a jetées.
Ouais c'est... vraiment un autre monde.
Un monde auquel je vais devoir m'habituer.

Sauf que je le suis pas.
C'est pas que je le rejette. Enfin... pas complètement. Le simple fait que quelque chose me soit encore tombé dessus sans que je ne décide de rien me gêne, en soit.
Mais bon, j'ai jamais rien décidé de quoi que ce soit pour moi-même. Pourquoi on m'en donnerait l'occasion, aujourd'hui...
Malgré tout, il y a pas mal de choses que j'accepte avec plaisir. Notamment le pouvoir. Ça, c'est ce que j'ai toujours voulu. Alors s'il le faut, je prendrai tout le reste avec.

Le problème, c'est que j'y connais rien, au reste. Justement parce que je suis nouveau. J'ai beau avoir... changé. J'ai beau être devenu - ou redevenu - plus que ce que j'étais, bah je reste moi-même - et heureusement.
Trop ignorant et trop coupé du monde pendant tout ce temps.
Du coup, c'est l'heure de ma première vraie tournée à l'extérieur, en tant que Noé. Apparemment, je vais avoir un guide. Savoir comment traiter avec les humains, tout ça. Les trucs chiants, en somme. Ça s'annonce mortel…
Mais bon, je dois y aller. Pas parce qu'on m'a dit d'y aller. J'ai envie de connaitre, d'apprendre, mais pas de devenir un toutou ou une "brebis", comme ils disent dans le milieu. Je suis pas un mouton, moi.
Mais je sais qui je vais voir. Je l'ai déjà croisé.
Et si je suis là, aujourd'hui, et pas dévoré par les poissons au fond de l'océan, c'est en partie grâce à lui. Et j'ai au moins de la gratitude.

Donc je suis allé au point de rendez-vous. Pas en avance, pas trop en retard. Parce que pressé, je le suis pas. Alors inutile de faire semblant.
Les mains dans les poches, je me rapproche du contact. Facile à identifier, vu sa tignasse.
Je lui adresse un signe de tête comme salut.

-C'est moi, le Noé que vous attendez. Norrin.

J'ai complètement oublié son nom, d'ailleurs. On me l'a dit avant de partir, mais un rappel serait pas de trop.
J'essaie de forcer un sourire.

-Celui que vous avez sauvé.

Vous savez ?
J'aurais donné n'importe quoi pour quitter la mer.

C'est vrai, je le connais pas trop. C'est vrai, concrètement, c'est pas lui qui m'a sauvé. Je me suis avancé en disant ça. Pourtant, ça me ressemble pas. Mais c'est juste que... J'avais tellement envie de quitter ce bateau. Jusqu'à en ravaler ma fierté, jusqu'à accepter n'importe quelle aide ou main tendue. Ouais, j'étais vraiment au plus bas.
Mais aujourd'hui, j'ai besoin d'aucune main tendue.

Alors j'hausse les épaules. Il a raison après tout. Si je suis en vie, c'est parce que j'ai surpassé toutes les épreuves qui me sont tombées dessus. Je devrais me remercier, d'abord.
Je le suis, mains dans les poches. Je sais même pas trop pourquoi je suis là, ce que je suis censé faire. Suivre des ordres, des protocoles, ça m'emmerde. Je faisais que ça, avec l'équipage des vieux cons. Et j'avais même pas mon mot à dire. Là, c'est quand même différent. J'ai mon mot à dire, et je suis pas le larbin non plus. Et puis, si je dois prendre la place du Comte, c'est aussi des choses que je dois savoir, j'imagine.
N'empêche que ça me fait vraiment chier. Quand je serai Comte, je simplifierai les choses. Et je supprimerai ces formalités. Ça fait chier tout le monde, soyons honnêtes.

-Qu'avez-vous appris de votre nouvelle condition ?
-Rien.

Je croise mes bras derrière la tête. C'est vrai. Rien. Enfin, presque. J'ai conscience d'être devenu quelque chose, d'avoir changé. J'ai conscience qu'un mal est en train de ronger ce monde - l'innocence. J'ai conscience d'être un Noé et de faire partie de cette "famille". J'ai conscience d'avoir des pouvoirs et que je devrais les mettre au service des Noés contre l'Ordre...
La routine d'être un Noé, quoi.

-La guerre, tout le baratin qui va avec, j'imagine. Ce truc qui dure depuis des millénaires. Ça je le sais déjà. C'est pas ça qu'vous allez m'apprendre, si ?

J'espère pas. Parce qu'en tant que Noé, je le sais mieux que lui.
Ou je suis censé mieux le savoir en tout cas...
Bien sur que je le sais mieux !

Ouf ! Rien qui concerne la guerre et l'histoire. Je suis studieux, hein. Mais l'histoire, c'est pas mon dada. Je préfère me tourner vers le futur que vers le passé - je préfèrerais même oublier le passé.
Par contre, quand il dit "formalité", je me crispe.
J'ai vraiment jamais aimé ça.

Je le suis, parce que de toute façon, je sais même pas où je suis. J'aime pas trop m'en remettre entièrement aux autres, mais puisqu'on va devoir éventuellement travailler ensemble, j'imagine que je peux me permettre de juste le suivre.
On arrive devant une devanture d'un... salon de thé ? Ça m'en a tout l'air. Je le suis encore à l'intérieur, le laissant se charger de la table.
Il y a trop de monde, ici. J'aime pas ça.
Je me retourne vers le type, Kostya, pour me concentrer sur lui et oublier le reste.

-Les Noés travaillent en lien avec nous autres humains. Je suis ce que l'on appelle un informateur. Si vous avez besoin d'yeux pour surveiller, d'informations approfondies sur quoique ce soit, il se peut que nous soyons en relation. C'est d'ailleurs à travers cela que vous avez pu être sorti d'affaire.

Je hoche la tête. Je crois que je comprends mieux, ouais.

-Ok. Donc en gros, vous êtes nos éclaireurs, c'est ça ? Mais ça veut dire que...

Je fronce les sourcils. Il me semble bien avoir vu une salle avec plein de téléphones, à l'Arche.
... ça veut dire que le Comte téléphonait à tous ses contacts informateurs comme ça ?

Ah non. Nononon. Je veux bien succéder au Comte, mais il y a des limites. J'aime pas les gens, alors téléphoner à droite à gauche pour récolter une potentielle information à l'autre bout du monde ?
... c'est comme ça, qu'on est envoyés quelque part pour enquêter ?

-...que le Comte téléphone à tous ses contacts pour rester en relation, c'est ça ? Et si je suis son successeur, je dois me coltiner ça ?

J'étais atterré par ma propre future situation - ne réalisant pas la portée de ce que je venais de dire.
C'est mort. Je désignerai quelqu'un pour le faire, mais moi je suis nul pour ça.

Allez, hop, première formalité, premier truc qui me fait chier. C'est quoi la suite ?
Je m'étais appuyé contre le dossier de la chaise, jouant inconsciemment avec la carte des menus sur la table, boudeur.

-Ceux que vous combattez en ont également. Il faut rester sur ses gardes.

Je lâche immédiatement la carte.
Bien sur. Pourquoi j'y ai pas pensé immédiatemment ?
Si on a accès à ces éclaireurs, pourquoi pas l'Ordre Noir ?
D'un coup d'oeil qui se veut discret - mais qui ne l'est pas du tout - je regarde les gens autour de moi. Avant de revenir sur Kostya.
Lui même n'a aucun signe particulier qui ferait penser que c'est notre informateur - et heureusement d'ailleurs. Alors pour l'ennemi, ça doit être pareil.
Sous le coup de la nervosité, un léger courant d'air avait balayé le café - ça arrive souvent, quand je suis nerveux.
Je reprends une inspiration.
C'est un coup à devenir parano.

-Et du coup ? Comment faire pour débusquer ces rats, dans ces cas là ?

J'aime pas les formalités, non.
Mais j'aime encore moins nos ennemis.

Alors c'est ça, avoir un professeur ? J'ai jamais été à l'école, mais de ce qu'on m'en a raconté, ça y ressemble. Je l'écoute, je l'écoute, et il m'apprend plein de trucs sur mon nouveau rôle. Ça ressemble un peu quand ma mère me faisait des leçons. Ou quand Yulia m'explique un tas de trucs.
Mais bon, là, c'est un peu barbant.

-Nous ne sommes pas toujours en contact direct avec lui, même si de nombreux appels peuvent être reçus ou passés. Parfois, vous pouvez aussi faire intermédiaire.
-Ho. Ce serait mieux, oui. J'aime pas téléphoner à des gens que j'aime pas. Si je connais, ça va. Mais sinon j'aime pas.

Et visiblement, il y a tout plein de brookers que je connais pas. Donc on va plutôt passer par l'intermédiaire.

J'allais lui poser une autre question quand une dame s'approche et nous interrompt. Je sursaute, surpris. J'aime pas quand on vient me voir comme ça, discrètement, sans que je m'y attende. Bon, ok, c'est peut-être le principe d'un café. Mais j'y suis pas habitué.  Ça fait depuis pas longtemps que j'ai quitté la mer, il y a encore plein de trucs "basiques" auxquels je suis pas habitué.
Du coup, j'ai même pas regardé la carte.

-Ah ! Euh... Café, s'vous plait.

Et je la regarde s'éloigner avec les commandes.
Faut vraiment que je me réhabitue avec ces "normalités".

Mais Kostya me dit quelque chose qui me met en rogne.

-Certains se tire une balle dans le pied tous seuls. D'autres finissent par paraître suspects et nous nous en débarrassons. D'autres encore sont très doués et ne seront jamais découverts. C'est pour cela que prudence est de mise, à chaque discussion que vous aurez.
-Ouais ben pas besoin, je les débusquerai avant, ces rats.

Prudence ? Pourquoi en avoir besoin ? C'est bon, je vais les débusquer, ces lâches !
J'aime pas devoir me faire tout discret à cause de souris qui prêtent l'oreille. Ça a tendance à me rendre parano.
Et puis surtout. Je me suis promis de plus avoir peur. Je me suis promis d'être la Vie, de plus être terré et effrayé par les gens comme avant.
Alors s'ils me veulent du mal, qu'ils essaient.
Je suis plus le gamin craintif qu'ils avaient fait de moi – je me suis libéré.
... n'empêche que je continuais de lancer des regards nerveux autour de moi sans m'en rendre compte. Et qu’il y avait une brise qui continuait de souffler dans le café, comme en réponse à ma propre nervosité.

Alors cette fois, je suis pas surpris par la serveuse qui vient déposer les boissons.

-Mici.

Je bois doucement - parce que c'est chaud - tout en l'écoutant. C'est pas mal.

-C'est ça ?

J'avais sorti une sorte de papillon violet de ma poche. Mais il y a pas de doute, c'est clairement pas un papillon.

-Je l'ai piqué à un autre Noé, sinon j'en avais pas. Mais du coup, non, je sais pas comment ça marche.

C'est joli mais c'est trompeur, quand même. Jamais j'aurais cru que ça pouvait être un téléphone.
Téléphone. Le truc, c'est un téléphone.
Mais oui !

-Et pourquoi vous en avez pas, vous aussi ? Ça serait bien plus pratique, pour la communication, non ? Au lieu d'avoir cent téléphone, je parle au golem, je lui demande, "salut, passe-moi Kostya s'te plait" et bam ! Alors qu'un numéro de téléphone c'est chiant à faire. Idée de génie, non ?

Je sais, j'en ai souvent.

On a des ennemis qui nous espionnent ? Et alors ? Nous on a pareil ! Et puis, on les débusquera ! JE les débusquerai ! C’est censé me faire peur ? Pff… Pas du tout ! J’ai… jamais peur de toute façon !
Je suis bien au courant qu’il faut se méfier de tout le monde et que le monde entier est composé de raclures, de toute façon…
Enfin, j’essaie plutôt de me motiver, d’avoir peur de rien, et de lui montrer, parce que je suis censé être un Noé, et je crois qu’on est quand même censé en imposer.

-Vous n’aurez peut-être pas toujours cette chance.

Je m’enfonce dans mon siège, croisant les bras.
Pouah, il est nul ! Il casse mon délire direct ! Il a quoi, il s’est réveillé du pied gauche ?

-Pouah, t’es pas fun. Bah je ferai en sorte que si.

Je dois croire en moi. Je dois essayer en tout cas.
Parce que de toute façon, c’est certainement pas la “famille” Noé qui croit en moi, en tout cas…

Alors puisque Monsieur est chiant, on parle de choses chiantes. Le sujet dérive sur les golems et leur fonctionnement. Tout en écoutant les explications, je tourne le papillon bizarre dans tous les sens. Comment ce tout petit truc, et en plus joli, peut être aussi complexe et pratique en même temps ? Je savais pas que ce genre de trucs existait !
…enfin, je suis con. C’est sûrement la magie des autres qui fait tout ça. Je suis Noé depuis encore trop récemment, je me rends pas toujours compte de ce que les autres peuvent faire. Ni de ce que je peux faire non plus, d’ailleurs.

-Cool. Bon du coup, maintenant, j’ai décidé qu’il sera à moi. Donc j’vais te nommer. Mmh… Ursa.

Le golem réagit pas. Allez, là ! Je sais que c’est pas moi ton vrai proprio, mais je suis surement mieux, non ? Pff… Tu parles de magie. Ca marche même pas.
Sans m’en rendre compte, je balançais mes jambes d’impatience - et d’agacement. Comme je m’y attendais, c’est chiant, de bosser en tant que Noé.
J’ai envie de bouger.

-Je ne prends pas les réclamations. C’est comme ça. Avez-vous d’autres questions ?
-Ouais. Vous faites quoi, vous, exactement, comme missions ? ‘Fin, je sais que vous donnez des infos et tout. Globalement. Mais vous vous y prenez comment ? J’peux venir en mission ‘vec vous pour voir comment ça se passe ? J’ai pas envie d’aller avec les autres, là. Pis, faut bien que j’apprenne, non ?

J’essaie de décrocher un sourire, même si c’est compliqué.
Même si le brooker tire une tronche de mort, c’est toujours mieux que les autres Noés qui font que dire de fermer ma gueule et de me rappeler de ma place.
J’ai pas envie d’aller avec eux.
Alors, j’peux aller avec toi ?

Je sais pas si j’ai envie de commencer mon “devoir en tant que Noé” tout de suite. J’en sais pas grand chose - j’ai séché à peu près toutes les leçons du débutant. Ils parlent de batailles, d'élimination de l’innocence, d’affrontements où on en sort rarement totalement indemnes. J’ai pas retenu qui c’était, mais apparemment, des Noés sont pas ressortis d’affrontement contre l’innocence.
C'est vrai qu’en arrivant à l'Arche, je rêvais de gloire, d’être célèbre et puissant. Ouais c’est classique, et alors ? Qui en rêve pas ? De toute façon, c’est pas sans ambition qu’on arrivera à atteindre les étoiles !
Mais après avoir entendu ça, après avoir vu certains blessés au détour de couloirs… J’ai pas peur ! Mais… Mais je sais pas. Si j’ai envie de m’y plonger tout de suite, en tout cas. Je sais que je suis fort, je sais ce que je vaux ! Mais me battre tout de suite ? Peut-être que je devrais apprendre à me familiariser un peu plus avant.

Et c’est pour ça que me mêler avec les brookers, c’est la première mission idéale !

-Beaucoup de choses. J’observe. Je piste. J’interroge. Je me renseigne pour rapporter. Le processus est long, mais il faut être discret. Dès qu’un nom nous est donné, un lieu ou n’importe quoi d’autres, nous tissons une toile tout autour pour récupérer tous les indices qui pourraient aider dans votre mission.

Oh bah il y a plein de trucs à faire ! C’est être un vrai espion, en gros. J’aime bien. Je veux en faire.

-Cool ! Bah je peux faire un genre de stage d’observation ?
-Je ne décide pas de ça.

Purée mais ce qu’il est rabat-joiiiiiie ! Il casse toujours mes idées ! Moi je suis censé être là pour apprendre, et lui il est censé être là pour m’informer, alors pourquoi est-ce qu’il me rembarre à chaque fois ? Il est presque aussi rabat-joie que les autres Noés - et c’est du haut niveau, là !
J’avais croisé les bras, clairement je sais pas ce que je fous ici. Autant que je rentre tout de suite, là. Ou que je traîne. Parce que j'ai pas envie de rentrer non plus.

-Mais puisque vous êtes déjà intéressé pour succéder au Comte, vous pourrez sans doute imposer votre volonté, non ?

Ah. Ah oui, c’est vrai. Normalement, quand je serai le prochain Comte, je serai le chef, donc je pourrai faire ce que je veux, non ? Bon, ok, il y a toutes les responsabilités et ce qui va avec, d’accord. Mais encore une fois, il me faudra bien apprendre, non ? Et forcément, il faudra que des gens m’apprennent.
Et puis merde, hein. En attendant que le Comte revienne - puisque d’après les Noés, il reviendra forcément un jour - bah moi je me suis proposé pour être le prochain en attendant, et je suis le seul ! Donc je peux déjà me considérer comme le prochain Comte !
Donc, je fais ce que je veux.

-C’est vrai ça. Bah de toute façon, il y a personne d’autre comme candidat potentiel. Donc on peut même considérer que je suis déjà le nouveau Comte. Du coup aujourd'hui j'ai décidé de rester en stage d'observation.

Logique imparable. Donc ça veut dire que je peux faire ce que je veux, et qu'il peut rien dire, vu que je suis le prochain Comte.

Je finis mon café d'un trait, l'imitant inconsciemment. Il y a un truc que je comprends pas, quand même. Moi, comme tous les autres Noés, je suis pas arrivé dans cette guerre tout seul : on m'a littéralement pêché. Mais les brookers, c'est pas pareil. Pourquoi ils y sont rentrés ?

-J’ai une question. J'ai compris que les brookers sont là pour informer les Noés, entre autres. Mais pourquoi z'êtes devenu brooker ? 'fin nous, c'est les Souvenirs qui nous ont dit de combattre à la guerre, ok. Mais vous, vous avez pas ça. Pourquoi vous avez décidé de prendre part à cette guerre, même si vous combattez pas ? Ça reste super dangereux, non ?

Si on me posait cette question, je dirais que c'est naturel. C'est comme si Renaissance m'avait ouvert la porte, et du coup j'y suis entré.
C'est pour ça que je m'étais pas rendu compte à quel point cette question pouvait être indiscrète.