Escapade Londonienne

Les cieux de la capitale sont clairs. Un bleu immaculé fait la part belle au Soleil et accompagne impartialement son ascension. Londres, en-dessous, vrombit à la façon d’un nid de guêpes. Le bruit des machines et des gens s’entrechoquent et montent loin au-dessus des toits, là où planent quelques oiseaux. Leurs grandes ailes battent l’air froid, portant leurs corps dans les hauteurs. Certains plumages se découpent particulièrement contre le ciel et leur blancheur fait se demander à Angus s’ils ne sont pas seulement des morceaux de nuages qui se sont égarés là au cours de leur grand voyage. Mais les cris de ces quelques mouettes lui font savoir que non. Il les observe planer au-dessus de lui comme elles planaient au-dessus de la mer, en jetant leurs ricanements énervant au nez de la cité comme si elles se moquaient d’eux tous. Elles ont remonté le fleuve depuis la mer ; elle n’est pas loin, la mer. Il la sent parfois. Il arrive que le sel des embruns ténus, portés par le vent, trouvent leur chemin jusqu’à ses narines. Mais ce sont surtout ses vieux os qui s’en trouvent secoués ; ils vibrent étrangement et lorsque les grands navires entrent au port, des souvenirs remontent, comme des épaves qu’on remet à flots juste pour faire souffrir les rescapés de leur naufrage. Un naufragé. Voilà ce qu’il pense être, au final. Un survivant. Il a vu la lumière du phare disparaitre derrière une immense vague avant d’être entrainé dans les profondeurs. Et il se demande souvent s’il en est jamais sorti, de ces abysses. S’il a vraiment survécu à ce plongeon dans les ténèbres. Si quelqu’un attendait qu’il revienne.

Une mouette rit quelque part au-dessus de sa tête et de ses idées noires. Il souffle. Vieil imbécile. Il n’y a jamais eu qui que ce soit pour l’attendre à Dundee. Depuis le début, il n’y a personne ; depuis le début, il est seul. Et continue d’être seul.

Plus ou moins. Aujourd’hui, à vrai dire, il sera accompagné. Il ne sait pas exactement par qui et il a d’ores et déjà bien hâte de se débarrasser de ces gens : il a d’autres chats à fouetter que d’escorter deux imbéciles heureux à-travers les bas-fonds de Londres. Il le fait juste pour l’argent qu’il en tirera. (Il ne peut pas refuser cette somme. Elle l’aidera grandement dans son projet.) Il se fout du pourquoi du comment, par contre. D’autant que l’employeur est l’Eglise elle-même. Angus n’a aucune idée de ce qu’ils veulent aux miséreux qui vivent dans les rues les plus malfamées de la ville, mais c’est lui - lui - qu’on a contacté afin de guider ces deux agneaux dans leur sainte quête. La lettre, l’ultime preuve qu’il est bien le détenteur de ce contrat incongru, attend son heure dans une de ses poches. Les mots employés résonnent encore dans son crâne, ce dernier d’ailleurs dissimulé par les ombres de sa capuche, assombrissant encore davantage sa face ridée.

Angus attend. Quelques yeux se posent sur lui en passant et se détournent rapidement de sa grande silhouette maigrichonne, de son corps sec qu’on devine sous le lourd manteau noir qu’il porte. On l’oublie dès qu’on le met derrière soi et qu’on tourne au coin de la rue. Une chance que Londres ne connaisse pas le visage d’un de ses plus funestes moissonneurs. Juste son prénom. C’est un peu trop mais on fait avec. Il faut juste éviter de le dire trop fort.

Les rayons du soleil se réfléchissent sur les pavés. Le vent traine une page de journal dans un bruit de papier froissé ; ses yeux orageux quittent brièvement le grand bleu du ciel pour l’observer trottiner tout en acrobaties jusqu’au bout de l’allée et sortir de sa vue. Puis il regarde l’enseigne vacillante du magasin en face de lui et enfin sa devanture aguicheuse. C’est le point de rendez-vous. Quelques personnes s’y trouvent déjà et lui jettent quelques œillades inquiètes qu’il ignore. Toutefois, ce ne sont que des badauds et non ses agneaux. Il est en avance, semble-t-il.

Oh, bien.
Le Brouillard relève la tête vers le ciel impeccable et s’en retourne à ses lentes rêveries mélancoliques.

Une mouette se remet même à crier dans le lointain.

C’est si tranquille.

Ses vêtements se réchauffent peu-à-peu sous la timide chaleur du Soleil, puis sa chair se laisse à son tour cajoler par sa douceur ; ainsi baigné dans une agréable tiédeur, Angus s’offre quelques minutes de digression. Divers songes lui viennent docilement et parmi eux quelques-uns dont il n’ose même plus imaginer la réalisation. Il fut un temps où il espérait pouvoir s’offrir un futur paisible, de vieilles années qu’il passerait quelque part où personne ne pourrait jamais le trouver. Loin des villes, proche de l’océan, à en sentir les embruns sous le toucher satiné de l’astre du jour, sous un ciel aussi clair que celui-ci. Il aurait pu y mourir en paix et non pas craindre que son heure sonne lorsqu’on lui passerait la corde au cou dans une cour sinistre, sous l’œil ravi de ses innombrables ennemis. Cette fin de vie, il aurait aimé la passer avec Nima – stupidement, égoïstement. Sauf qu’il a trop attendu et maintenant … Et maintenant …

Parce qu’elle prend l’allure d’un cauchemar, Angus met un terme à sa rêverie. Il reprend volontiers pied avec la réalité quand bien même il ponctue son retour d’un soupir las que la brise hivernale emporte dans un souffle glacial. Un fredonnement lui vient, imperceptible dans l’agitation placide de la rue. Aucune oreille à part la sienne ne saurait percevoir les notes basses qu’il pousse afin de chasser l’ennui ; et les minutes continuent de s’enchainer.

Puis ses yeux s’arrêtent soudain sur deux personnes, comme attirés par ces-dernières. Elles se trouvent encore en haut de la rue, mais leur apparence tranchent singulièrement avec celles des badauds qui les entourent : en effet, le premier inconnu a les cheveux plus blancs que le blizzard. Son compagnon, de son côté, affiche autant d’alégresse qu’un marin coincé au milieu d’un cyclone. Les passants tournent leur méfiance vers eux ; quelques questions muettes se forment aussi sur les lèvres de certains d’entre eux. L’Assassin s’en trouve conforté : ce sont ses clients.

Le Brouillard reste toutefois immobile, figé sous les rayons du Soleil mais assailli par les morsures du vent. Ses prunelles nébuleuses s’attachent aux nouveaux venus lorsqu’ils parviennent à sa hauteur. L’attente prend fin, autant que le vague chant que pousse Angus qui se voit gratifié d’un simple hochement de tête en guise de salutation. Il y répond à peine, ses lèvres pincées ; dans l’ombre de sa capuche une expression inquiétante réarrange les traits de sa figure : il n’apprécie pas ce qu’il voit— ce sont deux enfants. Si le brun a certes l’air d’être le plus vieux des deux, son acolyte semble tout juste sortir de l’adolescence — lui et ses grands yeux bleus. Angus renifle, goguenard. Mais toute trace de moquerie le quitte rapidement. Il redevient soudainement aussi froid et austère que les plus noires profondeurs de la mer.

« L’East End, hm ? » dit-il.

L’East End, l’un des plus grands terrains de jeux de la Malice. Sa boue, ses maladies, ses docks, ses pauvres, sa grivoiserie, ses criminels. La misère pure et simple, sale et tenace, pourpre du sang de ceux qui la subissent et la répandent. La calamité qu’est ce morceau de Londres a plusieurs noms : Radcliffe Highway, the Pool, Whitechapel, l’Île aux Chiens, Shadwell … Tous parlent au Brouillard, souvent il les arpente et échappe à leurs maux— trop souvent, bien plus qu’il ne le devrait. Et, par un beau jour, sa chance s’épuisera. Comme elle s’est épuisé pour d’autres avant lui.

Angus passe la main sous son manteau en s’efforçant de ne pas développer cette pensée (elle lui fait peur). Il sort la lettre de sa poche intérieure et son mouvement fait doucement tinter son arsenal, que les longueurs de son par-dessus ne parviennent toujours pas à dissimuler avantageusement. Le son est froid et menaçant, et se pose là en témoin de la dangerosité que représente le vieil Ecossais. Mais il préférait qu’ils se concentrent plutôt sur l’enveloppe ouverte qu’il leur tend, dans la mesure où elle est marquée d’un sceau qu’ils sont censés reconnaitre.

« La preuve que je suis votre homme. » fait l’Assassin dans un élan d’honnêteté. Malgré le fait qu’il se demande encore comme des gens comme eux ont appris son existence à lui.

A sa voix froide se surperpose presque celle, enjouée, d'un des deux jeunes hommes. L'Assassin le dévisage l'espace de quelques instants. Mais l'enfant ne le remarque pas, occupé à observer les navires glissant sur les eaux grises de la Tamise, leurs mâts ou cheminées harcelés par les mouettes hurlantes. Inaltéré. Etranges, est le seul mot qui vient au Brouillard. Oui, ils sont bien étranges, tous les deux. Drôles d'oiseaux. Et il semblerait que l'un d'entre eux (Oskar ?) soit une pipelette et il se demande bien d'où elle sort pour ne pas savoir que l'Eastend est un endroit terrible.

Finalement, son compagnon (le Taciturne) lui prend la lettre des mains. Angus reporte son attention sur lui tandis qu'il l'observe.

« Qui me dit que vous êtes bien la personne que vous prétendez être ? » demande le brun.

Le Brouillard plante l'acier froid de ses prunelles dans les siennes.

« Moi. » dit-il dans un grondement. A quoi s'attendait-il, exactement ? A ce qu'un nobliard leur fasse traverser l'Eastend ? « Contentez-vous-en.»

Il ne va rien promettre, pour ce que vaut la parole d'un criminel. Mais Angus n'est pas un menteur. Il n'a jamais menti, jamais, pas même à Nima. Non, lui  se contente juste d'éluder la vérité, de l'esquiver comme le fil d'une lame dirigée droit sur son cœur. Il est l'homme qu'ils cherchent, pas celui qu'ils s'imaginent. Tant mieux pour eux, d'ailleurs. Angus est connu pour ce qu'il est à-travers tout l'Eastend : un meurtrier. Alors on leur foutra la paix.

Quelque chose l'interpelle toutefois : ils n'ont pas l'air de le savoir. Et c'est probablement pour ça qu'ils se tiennent devant lui aujourd'hui. Sauf qu'Angus est tout sauf religieux et même s'il s'en moque (vraiment ?), il ne peut s'empêcher de se demander comment l'Eglise peut savoir qu'il existe. Et surtout, comment peut-elle ignorer qui il est si elle sait comment (et surtout, où) le contacter ?

C'est troublant. Et surtout,
ça n'a aucun sens.
Peut-être que ça mérite qu'il se penche sur la question.

Perdu dans la mer de ses pensées, il manque ce que dit le Taciturne à son compagnon ; or, le ton grinçant qu'il entend alors lui fait reprendre pied avec la réalité. Un drôle de silence tombe sur la petite troupe (leur petite troupe, se corrige-t-il malgré lui). Angus se permet même un petit reniflement. Il n'est pas sûr de supporter cette escapade dans l'Eastend si ses deux "invités" se prennent constamment le bec.
Oserait-il casser le nez d'un missionnaire de l’Église ?

Oui.
Et plutôt deux fois qu'une.

« Taisez-vous tous les deux. Et écoutez. » fait-il sèchement. « Une épidémie de choléra sévit dans l'Eastend. N'approchez personne. Ne parlez à personne. » Un sentiment pas si étranger que ça lui chatouille la conscience. « Ne me quittez pas d'une semelle. Ça vous aidera à rester en vie. » Drôle d'émotion, vraiment. « Compris ? »

Il les observe tour-à-tour, le visage fermé. Il sait qu'il n'aura pas de problème avec le Taciturne en-dehors de sa méfiance (bien qu'elle soit légitime). Alors il fixe surtout Oskar, le plus ... bout-en-train des deux.

Ou le plus inconscient, c'est selon.