[QUETE] Le bout du monde

Mélusine a bien ri (ri jaune), en apprenant pareille calomnie. La Terre est plate ? Quelle ineptie, idiotie, tromperie. Tous savent qu’elle est ronde, un globe parfait qui permet de rejoindre un bout à l’autre du monde en prenant la mer. Elle l’a lu dans un livre. Les livres ont toujours raison, ils sont gorgés du savoir de l’humanité.

A moins qu’ils ne soient la bêtise de l’humanité ?

Une rumeur seule n’est jamais qu’une plaisanterie mais quand elle est partagée sur plusieurs lèvres, elle devient une possibilité. Un “Et si c’était possible ?”. Qu’ils sont tous idiots. De vrais imbéciles. C’est forcément un mensonge. Et pourtant, Mélusine n’a pas pu s’empêcher d’être curieuse. Son intérêt a été piqué au vif.

Quel ennui.

Enfin, elle devrait s’estimer chanceuse, cela la sort de sa monotonie quotidienne.

Elle devrait recevoir une prime cette année. Elle ne compte plus le nombre de fois où elle a quitté sa bibliothèque afin de se rendre utile. Et surtout le nombre de sorties, en dehors de l’Arche qu’elle a accomplies. Cela mérite bien quelques félicitations, non ?  

Sa peau pâle a même pris quelques couleurs, preuve de sa dévotion envers une cause qui l’ennuie profondément. Si ce n’est pas louable de la part d’une enfant, ils pourraient au moins l’accueillir avec un tapis rouge.

M’enfin, elle se contentera de quelques félicitations à la fin de son nouveau périple.

Mélusine s’empresse de se préparer, robe noire, short blanc, rubans dans ses cheveux de blés, souliers parfaitement entretenus et pour finir, son béret. Elle prend un sac à dos, dépose Eddy dedans ainsi qu’un livre de géographie avec plusieurs cartes des océans et du monde. Cela lui fera un peu de lecture pendant le voyage. Elle prend une ombrelle afin de ne pas attraper de coups de soleil et traverse les couloirs de l’Arche jusqu’à trouver la bonne porte.

C’est parti.

Ah, quel enthousiasme, elle pourrait soulever des montagnes.

Ou pas, elle a déjà bien du mal à porter son sac.

Mélusine court dans la ville, atteint le port et court sur le quai pour ne pas manquer son bateau. Elle pourrait tout aussi bien être oubliée avec sa taille de microbe, personne ne la verrait qu’elle soit sur le pont ou non. Au moment de monter à bord, un matelot l’attrape sous les bras et la soulève comme un enfant, la déposant avec délicatesse. Comme le plus précieux des colis (encore heureux, s’il veut faire quelque chose, qu’il le fasse bien). Il la prend pour une gamine. C’est quoi ce regard attendrissant comme s’il était face à sa fille ? Ah, ça l’énerve. Il ne peut pas aller voir ailleurs ? Il ne s’attend tout de même pas à ce qu’elle lui fasse un joli sourire en le remerciant ? Elle ne lui a rien demandé… Il y croit vraiment ? Une grimace se glisse sur son visage, elle a du mal à réfuter son dégoût (Beurk).

Mélusine déteste sourire.

Encore plus remercier une aide qu’elle n’a pas demandé.

— Ne vous attendez pas à des remerciements d’une corvée que vous vous êtes infligé.

Sa franchise ne suffit pas à décourager l’homme. Il passe sa main sur sa tête, lui caresse vigoureusement les cheveux et manque de lui faire perdre son béret. Sa grimace s’accentue, elle déteste cela, s’éloigne en quelques foulées et ferme son ombrelle pour ne pas s’envoler. Le vent souffle fort sur les flots et elle n’a pas envie de se mouiller en tombant à la mer.

Sur le pont, les discussions parasites l’empêchent de se concentrer sur sa lecture. Le plus agaçant est celui qui chante dans une langue inconnue. Incompréhensible et en plus, il chante faux, comme un pied. Quel casse-pieds.

Ah, c’est agaçant.

Quand va-t-il se taire ? Sa voix porte trop loin, trop fort, il est déplaisant… Un sorcier de ce qu’il dit. Il veut finir sur le bûcher ?... Mélusine réalise après quelques secondes de réflexion.

Sorcier.

Oh non.

Sorciers + exorcistes = problèmes.

Ce n’est pas possible. Ils viennent même jusqu’ici pour gâcher sa croisière ! Pff… Quel ennui. Enfin, tant qu’elle reste calme, ils ne devraient pas se douter de son identité. Parce qu’elle ne ressemble à rien d’autre qu’à une… enfant.

Les deux loustics parlent d’entraînements sur le pont, l’espace n’est pas si grand qu’il n’y paraît et Mélusine n’a aucune envie de recevoir des coups perdus. Ils ont l’air aussi agile que des baleines dans un étang. Sa voix cynique ne peut que s’élever à la possibilité d’être impliquée.

— Tenez-vous tranquille et faites moins de bruit, vous n’êtes pas seuls au cas où ce détail vous échapperait.

Et vous n’êtes pas le centre du monde, pourrait-elle ajouter.  

En entendant la nuque du rouquin craquer, un frisson lui remonte le long de sa colonne vertébrale. Est-il conscient du bruit horrible produit ? Sa mine se déforme, elle ravale sa salive. Si c’était censé être sexy, c’est raté, il perd des points de charme et un lourd soupir d’ennui.

— Vous êtes de vrais enfants…

Ils commencent à s'affronter, sous ses yeux exaspérés. Mélusine pousse un soupir, lève son regard vers le ciel. Quelle perte de temps que d'assister à cela. Le pire étant le chahut que font les autres passagers. Ils ont l'audace de donner quelques consignes aux combattants pour le plaisir de les voir se livrer à la violence. Ce n'est qu'un entraînement mais c'est suffisamment navrant à ses yeux. Ils devraient prendre des livres et s'instruire plutôt que se dépenser de la sorte… C'est bien quelque chose qu'elle ne comprendra jamais. Se couvrir de sueur et de sang n'a rien d'exaltant.

Et des pas s'approchent d'elle, Mélusine baisse le regard vers eux qui ont cessé leurs enfantillages. Ont-ils enfin été gagnés par un éclair de lucidité ?

Ah, non. C'est trop leur demander.

L'un des idiots se met à parader de belles paroles. L'envie de lui mettre un oursin entre les lèvres lui vient en tête. Peut-être qu'ainsi, il ferait mieux usage de la parole ? Et, pourquoi s'approche-t-il autant avec son masque effrayant ? A-t-il conscience d'à quel point c'est de mauvais goût de se cacher ainsi ? Et à quel point la prend-t-il de haut pour se mettre à son niveau, sous-entendant sans mal, la petitesse de son être ?

Ah. C'est vraiment agaçant.

Son acolyte vient le rejoindre et ils l'épient comme une intruse sur ce navire. Pourtant, elle n'est rien de telle, il suffit de voir sa bouille adorable et parfaitement innocente (pour la peine, elle bat même des cils). Ses mots et son ton la font froncer des sourcils. Qu'elle se mêle de ses affaires ? Pourquoi vient-il lui faire la morale ? Se sent-il à ce point plus légitime qu'elle de le faire ?

— Allons donc, je me demande qui est celui qui devrait se mêler de ses affaires.

Ils s'étonnent de sa présence tour à tour. Qui ne le serait pas ? Il est vrai qu'une enfant n'a rien à faire là. Sauf si c'est pour voler dans les vivres ou pour mendier. Comment se sortir de ce mauvais pas ? Rien de plus facile pour elle. Un soupir franchit ses lèvres, son regard ennuyé se pose sur ce masque, fixant ce qui semble former les orbites.

— Personne ne m'a interdit l'accès, je suis en droit de rester. Ses yeux se détournent vers l'homme aux cheveux de feu Pour ce qui est de mon identité, il est coutume de se présenter avant de la demander, ignorez-vous cela Monsieur ?

Ah. Quel ennui de devoir tant parler.

Ils veulent tant savoir ce qu'elle fait ici qu'ils en deviennent insistants.

Peut-être pourrait-elle ajouter qu'elle est intéressée par cette rumeur insensée ? Cependant, cela lui semble trop précipité de parler en des termes compliqués. Ils remettaient en doute son âge. Mélusine trouve un objectif plus enfantin contre lequel ils ne pourront pas douter. Contre sa poitrine, elle serre son ouvrage et mime une moue attristée, pure comédie de sa part. Elle excelle avec son faciès, tant qu'il ne s'agit pas de sourire.

— Mon père faisait partie d'une expédition, il n'est pas rentré. C'est pourquoi je pars à sa recherche. Êtes-vous satisfait ?

Une enfant à la recherche de son père, c'est plutôt bien trouvé. Cela justifie sa présence solitaire sur le bateau sans éveiller un soupçon de mensonge.