Dans les tréfonds de l'âme de Bonnie, Amorem bouillonnait. Elle prenait sur elle comme jamais auparavant contre sa propre nature et les envies puissantes, frustrées et passionnées qui lui hurlaient à l'oreille de se manifester. Elle luttait difficilement, douloureusement presque, contre le besoin grandissant d'étendre sa suprématie, son affection tout autour de l'Empire de la Jalousie ; elle luttait pour ne pas inonder Eifersucht de l'Amour infini qu'elle avait toujours eu pour lui et qui n'avait jamais péri malgré les années et les difficultés qui souvent s'étaient heurté à leur entente. Il lui avait tant manqué, cet imbuvable personnage ; lui et toute son ironie, sa malice, son cynisme et son sarcasme ; lui qui lui donnait parfois l'impression de n'être qu'un drôle de clown ; un peu mauvais, un peu triste. L'Amour aimait la jalousie pour ce qu'elle représentait davantage que pour ce qu'elle engendrait et inspirait car à ce jeu, et dans sa vision déformée des choses, Amorem finissait toujours la première. Non, elle aimait la Jalousie parce que lui l'aimait aussi, parce qu'elle occupait une place spéciale, privilégiée peut-être, dans son cœur. Elle aimait la Jalousie parce qu'elle était, quelque part, le reflet exacerbé de l'Amour : la jalousie naissait de l'amour, tout comme l'amour n'existait parfois que par la jalousie. L'amour n'était quelques fois visible que par des yeux jaloux, tout comme l'on se rappelait de la présence d'Amorem que parce que Eifersucht était là pour la sublimer. S'ils n'étaient pas indissociables ils allaient néanmoins de paire ; et c'était autant de raison qui affolaient Amorem et lui rendait difficile, presque insupportable, la tâche de demeurer discrète et de maîtriser son impétuosité, sa fouge et sa force.
L'Amour était un conquérant, après tout.
Bien qu'effacée, l'Entité amoureuse n'était pas innocente dans le malaise qu'éprouvait Bonnie. Elle faisait battre son cœur bien plus et bien plus fort que de raison ; et faisait de sa tête un nœud confus et chaotique, dans lequel s'entremêlaient des émotions qui ne lui étaient pas propre, qui ne venaient pas de sa conscience mais qui influençaient son corps, ses gestes et ses pensées aussi puissamment que s'ils étaient réels, vrais. Elle était perdue entre ce qu'elle ressentait, ce qu'elle pensait ressentir, ce qu'elle savait et ce qu'elle croyait savoir. L'homme en face d'elle était un parfait inconnu — impressionnant au demeurant, par ce qu'il dégageait — et pourtant, une petite voix au fond d'elle lui intimait presque l'ordre de s'adresser à lui comme l'on parlerait à une connaissance de toujours, à un vieil ami ; et c'est ce qu'elle avait fait. Alors qu'elle était d'ordinaire d'une extrême politesse, presque excessive ; elle l'avait tutoyé aussi simplement que s'ils s'étaient quittés la veille.
« Amorem... » souffla t-il, et peut-être n'aurait-il pas du ; car l'Amoureuse sentit un nouveau souffle gagner son envie de sortir du corps de l'irlandaise. « Notre Prince hein... » reprit-il, avant de s'abandonner à une hilarité aussi soudaine qu'incontrôlée ; faisait résonner son rire dans tout l'appartement. Lorsqu'il fut enfin calmé — presque aussi brusquement que le fou rire avait démarré ; il adressa à la blonde un demi-sourire en coin, qui méritait davantage l'appellation de « rictus » que de sourire. C'eut pour effet d'intimider un peu plus la bergère, qui détourna à nouveau le regard qu'elle avait eu l'audace de poser sur lui.
La silence qui s'en suivit, après le vacarme qu'avait produit son rire, n'en fit que plus lourd et plus dérangeant. Il ne dit rien, se contentant, elle l'avait deviné ; de l'observer depuis l'embrasure de la porte d'entrée contre laquelle il s'était appuyé. Elle se surprit à penser que cette attitude « lui ressemblait bien », quand bien même c'était la première fois qu'elle le rencontrait.
Lorsque sa voix résonna à nouveau, son sarcasme n'avait pas disparu. C'était une malice certaine qu'il lui demanda d'abord en quelle année il s'était réincarné — preuve encore que c'était bien le Noé qui s'adressait à l'humaine, et qu'ils n'étaient pas d'égal à égal —, avant de suggérer, sur le ton de l'ironie, qu'il valait peut-être mieux qu'il ne retrouve pas Adam aussi vite, de peur d'être dépassé par ses émotions. Pour sûr, lui qui semblait si bien manier les mots, n'aurait aucun mal à contrôler sa supposée joie de le revoir. Ce que Bonnie craignait avant tout, et ce qui donnait en un sens raison au Noé, c'était qu'il lui serait probablement bien plus difficile de tempérer sa verve et de taire les sifflements de vipères qu'il lui était si difficile de contenir. Voilà, c'était ça : pour la jeune fille de dix-sept ans, Eifersucht avait l'air d'un serpent. Ou peut-être bien d'un renard, à en juger par la ruse et la sournoiserie qui brillait au fond de ses yeux d'Or. Les mots qui suivirent, néanmoins, n'avaient rien de sarcastique ni de moqueur.
« Navré... Comment tu t'appelles ? »
Bonnie voulu répondre, mais elle fut prise d'un doute horrible, et avait trop peur de donner la mauvaise réponse à l'Entité jalouse. De qui parlait-il, de qui voulait-il connaître le prénom ? La logique voulait qu'il s'agisse de celui de la bergère, car il était forcé de connaître celui de son Souvenir. Mais d'un autre côté, taquin comme il semblait l'être — parfois à la limite du mauvais —, il pouvait tout aussi bien essayer de la piéger, de la tester ou mettre sa foi envers le Comte à l'épreuve, qu'en savait-elle ; toujours est-il qu'elle ne savait pas par quel prénom répondre, et que le temps qu'elle se décide, Eifersucht enchaînait déjà sur autre chose. Décidément, il allait bien trop vite pour l'irlandaise, qui peinait à suivre et à garder un minimum d'allure.
« En tout cas, je n'ai pas l'intention de revenir pour le moment. Je pourrais dire que j'ai mieux à faire, mais ce n'est pas le cas, alors prétendons que c'est pour emmerder un peu notre « Prince ». » fit-il avant de rire à nouveau, d'un ricanement qui n'avait rien de bon. Il riait plutôt jaune. « Tu lui feras un petit bisou sur la joue de ma part, ça lui fera plaisir. »
Bonnie se sentait effroyablement mal. Les yeux changeant de cible à chaque seconde, témoin du trouble et des doutes qui l'assaillaient ; elle était incapable sur l'instant de répondre, trop perturbée. Perturbée, impressionnée, mais surtout inquiète. Adam lui avait dit qu'elle devenait le ramener à l'Arche, il n'avait jamais parlé de devoir le convaincre. Quels arguments pouvait-elle utiliser, quelle crédibilité avait-elle face à un parfait inconnu qui semblait si sûr de lui, au moins temps qu'il prenait un malin plaisir à la malmener ? C'était perdu d'avance, toute entreprise pour le faire changer d'avis serait vaine, à n'en pas douter. Elle rentrerait bredouille à l'Arche, n'apportant avec elle qu'une parole, un bisou sur la joue pour le Comte de la part d'Eifersucht, et c'est ce qui la terrifiait le plus. Quelle excuse, quelle justification pourrait-elle avancer alors même qu'elle était novice, et qu'elle n'avait jusque là pas témoigné suffisamment d'attachement à sa famille ? Il serait légitime, si elle rentrait seule, de croire qu'elle n'était même pas allée le trouver. Elle avait peur. Peur de devoir affronter le Comte. Peur de devoir mentir aussi, car n'importe quel mensonge serait plus crédible que la vérité. Peur de décevoir, peur des représailles. Pour la jeune fille de dix-sept ans qu'elle était, le Comte millénaire n'était pas un maître, pas un ami et certainement pas un frère : ce n'était qu'un monstre à l'apparence effrayante, au sourire terrifiant, et d'une sévérité au moins aussi terrible qu'il était souriant.
Après plusieurs minutes d'un long silence, elle finit par trouver le courage — ou la nécessité, plutôt — de relever les yeux vers l'apôtre qui lui, n'avait pas bougé de l'embrasure de la porte. Gênée, hésitante, perdue entre ses propres pensées et celles d'Amorem, elle finit néanmoins par lui répondre d'une toute petite voix.
« Bonnie. » répondit-elle d'abord, marquant une pause pour guetter la réaction du blond, avant de réitérer, avec un peu plus d'assurance. « Je m'appelle Bonnie. »
Elle n'avait plus qu'à espérer qu'il parlait bien de la bergère et non pas de l'entité. Prise par le stress des mots qui commençaient à lui manquer, elle saisit une mèche de ses longs cheveux d'une main et se mit à la lisser frénétiquement de l'autre, les épaules repliées ; ce qui la rapetissait un peu plus encore. Si elle avait pu disparaître, ou se cacher dans un trou de souris ; nulle doute qu'elle l'aurait fait. Elle n'avait qu'une hâte : que ce cauchemar prenne fin, et rapidement. Pourquoi diable fallait-il que cela tombe sur elle ? Dans ses souvenirs, elle n'avait pas causé tant de soucis à Nína lorsqu'elle était venue la chercher en pleine nuit, et l'avait suivie sans poser le moindre problème, sans manifester le moindre désaccord, la moindre réticence. Pourquoi fallait-il qu'Eifersucht soit différent ?
« Je pense que.. tu devrais venir. » balbutia t-elle. « J-Je ne crois pas qu'Adam sera ravi si je... » elle chercha ses mots, avant de poursuivre.
« Si je rentre sans toi. » elle leva les yeux vers lui. « Il se faisait une joie de te revoir, et.. enfin, tu t'en moques probablement, mais il n'a pas beaucoup confiance en moi. » expliqua t-elle, persuadée qu'elle n'avait de toute façon pas d'autres cartes à jouer que celle de dire la vérité — elle n'avait rien à perdre. « Il pourrait penser que je ne suis pas venue te chercher, ou.. je ne sais pas, mais... » elle perdait complètement ses moyens, presque tremblante. Ce monde l'effrayait tellement ; lorsqu'Amorem n'était pas là pour lui donner un peu plus d'assurance et de maîtrise. « S'il te plait. Rentre avec moi. » finit-elle par demander franchement.
Elle se tue subitement, les yeux grands ouverts, comme épatée d'avoir autant parlée ; surprise par ce qu'elle venait de dire. Fuyant à nouveau les yeux du blond, elle alla perdre son regard autour d'elle, sur tout ce qui était susceptible de faire diversion, en réalité : les murs, le plafond, le sol, et même les motifs gravés dans la porte d'entrée.
« Juste l'aller-retour, si tu veux.. tu pourras repartir aussitôt, le Comte n'est pas très regardant sur nos allées et venues, tu sais... » fit-elle à nouveau pour achever de le convaincre, plus bas cette fois ; n'assumant clairement pas de supposer que la vie était plus agréable en dehors de l'Arche. Après tout, elle était l'une des rares à mener encore une double-vie, et l'idée n'enchantait pas forcément tout le monde, elle en avait fait les frais.