(Il y a bien quelque chose que j'aurais voulu te dire)
(Une question que j'aurais voulu te poser)
(Dis, c'est pour qui ?)
L'instant qui la sépare de la réponse semble durer une éternité. Elle ne sait pas trop ce qu'elle attend, encore moins ce qu'elle espère ― d'ailleurs, l'espoir l'a totalement quittée. Elle attend la suite, la fin ― la sienne, sans doute ― qu'il s'agisse de mots, d'une lame contre sa gorge ou d'une balle dans son cœur. Devant l'impassibilité de son meurtrier, la peur l'a quittée ; et c'est désormais d'un air résigné qu'elle observe son image déformée, brouillée par les larmes ― les siennes, et celles du ciel qui viennent violemment s'écraser sur son visage.
Elle inspire profondément et ferme les yeux, profitant de ce qui sont peut-être ses dernières secondes de vie. La chaleur de ses larmes se mêle à la pluie glacée qui s'abat sur elle, et elle frisonne ; accueille avec un sentiment étrange ― mêlant sa profonde détresse à une forme d'ivresse ― la décharge électrique qui se déplace le long de sa colonne vertébrale. Elle a froid, elle a chaud, elle a mal aussi ― la douleur de l'hématome qu'elle a au visage s'est réveillée ― mais surtout,
elle est vivante.(Je ne veux pas mourir.)
«
Ne t'en fais pas. » la voix de l'homme est basse, et lui fait aussitôt ouvrir les yeux, la rappelle brusquement à la réalité de ce qui l'attend. «
La Mort les retrouvera pour toi. Ces choses et ces gens que tu as perdus. Peut-être. J'espère. »
La sentence est tombée.
Elle frisonne à nouveau ― de peur, cette fois. L'annonce ne la surprend pas, mais elle ne peut s'empêcher de redouter ce qui va suivre. Si d'extérieur elle semble calme, un peu trop facilement résignée peut-être, elle est en réalité terrifiée. Son cœur bat à tout rompre, comme déterminé à tout donner dans les derniers instants, ses muscles sont tendus, son souffle court et saccadé ― parfois, elle s'arrête même de respirer. Dans un élan désespéré qu'elle ne contrôle pas, elle jette un regard autour d'elle, cherche inconsciemment une issue, quelqu'un pour la sauver peut-être, pour lui dire que tout ça n'est qu'un mauvais rêve. Son corps ne réalise que maintenant ce que son esprit a compris depuis qu'elle a quitté le corridor : elle va mourir. Là, juste comme ça. Pour rien. Seule.
Parce qu'elle se trouve au mauvais endroit au mauvais moment.
Un autre jour, l'idée lui aurait arraché un rire amer. Elle qui croit au destin tombe sous le coup de la plus hasardeuse des malchances. Un autre jour, mais pas celui-ci : aujourd'hui, elle pleure ― de rage, de tristesse, de frustration, de peur, de regrets, de remords, d'impuissance, de colère, de fatalité, de douleur, de terreur et d'espoirs déchus.
(Je ne veux pas mourir.)
«
Je suis désolé. »
Ces quelques mots la surprennent tellement qu'elle s'arrête presque aussitôt de pleurer, et pose sur l'assassin des yeux écarquillés, gorgés de larmes et d'incompréhension. La bouche légèrement entrouverte, des tas de mots confus et de phrases décousues lui viennent sans qu'elle ne parvienne à en prononcer un seul ; tandis qu'elle affronte la Mort du regard. Étrangement, ces quelques mots lui apportent un peu de réconfort ― c'est déroutant, et elle-même ne comprend pas pourquoi son cœur s'est apaisé, mais la sensation est si agréable (c'est un peu comme porter des chaussons chauds après avoir marché pieds nus dans la neige) qu'elle ne cherche pas à savoir.
(Moi aussi tu sais)
(Désolée parce que je crois)
(Je veux dire, je sais)
(Je sais que personne ne choisit)
(Ce genre de vie pour lui-même.)
Ses lèvres bougent pour former une question, mais le coup de feu est plus rapide : avant qu'elle n'ait le temps de reprendre son souffle, la balle vient se loger au creux de son cœur. A ce moment là, Lucie n'a plus le temps de penser : cette fois, c'est son corps qui comprend le premier qu'il est en train de mourir.
Son âme, dans ses derniers instants, se souvient.
Elle se souvient d'une main dans la sienne (ou de sa main dans une autre), d'une pièce trop sombre, d'une Arche, d'un Œuf, d'un corps pressé contre le sien, d'une ville (Londres) et d'une pièce d'argent ou peut-être bien d'Or, elle se souvient d'une petite fille (la plus jolie fille du monde) d'un dessin, d'un portrait, elle se souvient de la Jalousie comme d'un frère, quelque part, elle se souvient de Vienne et d'une musique, de Vienne et de sa musique à lui le musicien jaloux, elle se souvient de la Mer de l'Océan et d'un chapeau de paille, elle se souvient d'un Mythe grand puissant aimant protecteur rassurant absent, elle se rappelle un prénom, le Soleil, une famille, sa famille,
mais pas vraiment la sienne, la chaleur de la terre sèche et aride, ses pieds nus sur le sol brûlant et un monstre, elle se rappelle la Mort (une vieille amie), elle se rappelle l'acier, la lame glacée dans son cœur brûlant et une tombe, elle se souvient du chaud et d'un foyer (l'Irlande) elle se souvient du froid (de la pluie suspendue, de la brume) d'un pays, la Norvège peut-être un matin plein de regrets, elle se rappelle d'un Regret surtout, un regret qui la suit partout ou peut-être bien que c'est elle qui le suit, elle qui le fuit, elle se rappelle d'un cœur (d'une promesse), d'une librairie, d'un jardin aussi et d'un mouton, elle se rappelle une sœur (une petite sœur, ou peut-être bien qu'elles étaient deux) et d'une laine chaude, elle se souvient d'un gouffre d'un trou d'une chute et de la Trahison, elle se souvient d'une échelle et de l'Art (et d'un secret), elle se souvient de la neige d'un prénom ou plutôt de quelqu'un qui dit son prénom (le sien, vraiment?) elle se rappelle du temps qui passe du temps qui change du temps qui prend du temps qui pause et d'un fleuve près d'un banc, elle se rappelle d'une rencontre d'une femme et d'une vengeance, elle se souvient des larmes d'un pardon et d'un merci, elle se souvient hélas aussi d'un au-revoir (ou bien était-ce un adieu ?) elle se souvient d'une fête et se rappelle l'enfant et la femme aux cheveux bleus, elle se souvient d'une princesse et d'un crapaud (ou d'une grenouille), d'une écharpe et des yeux qui la fixent, elle se rappelle l'Amour et le Jeu (les jeux dangereux) elle se rappelle d'une bêtise et de liberté, des doutes et d'une question, elle se souvient d'un manoir et d'un autre jardin (plus grand), elle se souvient d'une montre, d'un livre et d'une paire de ciseaux, elle se rappelle l'hiver et surtout elle se rappelle d'une promesse, d'une réponse, d'une fuite et du sang, elle se souvient de la couleur de l'Or (dans ses yeux) et d'une lumière, elle se souvient des cheveux bleus (encore) et des cheveux gris (toujours) de l'Encre et d'un miroir, elle se rappelle un monstre (un autre) et d'une femme, elle se souvient d'une flèche et de la couleur rouge, (rouge comme le sang rouge comme
ses cheveux) elle se rappelle encore d'un pacte et de l'oubli. Elle se rappelle les regrets et l'amour. Le Regret et L'Amour.
Elle se souvient de tout ça et l'instant d'après, elle oublie.
Elle se souvient de tout ça et l'instant d'après, elle est morte.
Morte ?