Alors elle était rentrée chez elle, une fois qu'elle eut suffisamment de force pour se lever. Bonnie n'était pas morte non, c'était bien son corps qui se mouvait. Mais son cœur, le cœur humain, ne battait plus. Sa tête ne pensait plus. Ses yeux ne voyaient plus : Amorem avait dévoré l'âme de l'irlandaise. A moins que ce ne soit Traümo. Elle ne savait pas. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle avait toujours besoin de temps. Pour guérir. Pour se réveiller complètement. Retrouver les sensations dans son corps, retrouver ses pouvoirs. Et, elle l'espérait ; retrouver Bonnie. Peut-être qu'elle n'était pas tout à fait morte, peut-être était-elle simplement endormie. Elle n'était pas immortelle elle. Elle avait sans doute besoin d'un peu plus de temps pour revenir d'entre les morts.
Elle attendait. Étendue dans sa chambre, quelque part dans l'Arche ; elle attendait. Elle n'avait rien avalé depuis des jours — ou peut-être simplement des heures, ou même carrément des mois. Elle en venait toujours à la même chose : elle ne savait plus. Elle ne savait plus grand chose, Amorem. Son nom. Celui de son hôte. L'Irlande. Le métal. Le froid. Le sang. La Mort. Traümo. Et c'était à peu près tout. Bonnie avait sans doute plus de souvenirs, elle. Mais elle ne voulait pas revenir pour les partager avec elle. Elle ne voulait pas revenir. Elle ne revenait pas.
Dieu que c'était long, d'attendre. De ne plus être mort. Mais pas tout à fait vivant non plus.
Rien ne la tirait de sa léthargie. Ni le froid, ni la faim, ni la soif. Pas même l'appel de ses frères et de ses sœurs, ni le mal qui semblait tous les ronger en ce moment. Elle y était indifférente. Plus rien ne la touchait. L'Amour n'aimait plus.
Jusqu'à cette fameuse nuit.
Un souffle. Un murmure. Ou peut-être bien un cri, une déchirure. Quelque chose qui l'appelait. Quelqu'un.
Elle l'avait sentie, au plus profond de son âme. Une vive brûlure, des hurlements qui lui déchiraient les entrailles, des lamentations qui tournaient en boucle dans sa tête. C'était insupportable, intenable. Elle qui ne ressentait plus rien depuis son retour ; elle n'était plus que douleur et agonie. Oui, c'est ça : elle avait l'impression de mourir à nouveau, et se serait jetée dans les bras de la Mort sans hésiter si c'était la seule façon de faire taire cet appel qui résonnait violemment avec tout son être. Ça lui faisait mal. Du bien aussi : de se sentir vivante.
Les larmes coulaient abondamment sur ses joues. Des larmes noires, des larmes d'Amour. Des larmes qui chassaient la mort de son cœur, des larmes qui le purifiaient. Des larmes qui la poussèrent finalement à se lever, pour la première fois depuis longtemps. Il lui fallut du temps pour retrouver les sensations dans ses jambes, dans ses bras, et finalement dans tout son corps. Elle resta de nombreuses minutes immobile, le regard vide ; debout au milieu de sa chambre qui lui paraissait si grande. Trop grande. Elle n'avait aucun coin d'ombre, aucune cachette ; nulle-part où se réfugier.
Elle se mit à marcher. Doucement d'abord, un pied devant l'autre, prudemment. Le visage noyé de larmes. Elle avançait lentement, presque mécaniquement ; le regard droit devant elle, en direction de la porte qu'elle craignait déjà d'ouvrir. Mais qu'elle avait tant besoin de franchir : pour faire taire ces cris dans la tête, pour refermer la plaie de ses entrailles, pour faire cesser cette brûlure qui la rongeait de l'intérieur.
Et pour le voir, lui. Le retrouver.
Amorem se laissait guider par ses pas, par son cœur. Elle ne savait pas où elle devait se rendre, alors que tout son être le lui hurlait. Elle s'y rendait parce qu'elle devait s'y rendre. Elle n'avait pas le choix, c'était vital. Elle ne savait pas pourquoi, elle ne savait pas comment, mais ça ne faisait aucun doute pour elle : là-bas, — peu importe ce que « là-bas » désignait — c'était sa vie qui se jouait, à nouveau. Elle se sentait mourir, là-bas. Elle le sentait mourir, aussi. Surtout lui.
L'Arche était vide. Déserte. Elle avait l'impression de déambuler dans une ville fantôme. Ou peut-être qu'ils étaient tous là, et qu'elle refusait simplement de les voir ; obsédée par l'unique vision qui s'imposait à son esprit : lui, encore lui. Toujours lui. Presque vivant. Presque mort. En sursit : allait-il bientôt mourir, ou bientôt revivre ? Le verre était-il à moitié plein, ou à moitié vide ? Elle seule avait la réponse. Elle avait même plus que ça : elle avait le choix.
J'ai gagné, pensa t-elle.
J'ai perdu aussi.
Amorem poussa la porte du portail. Le froid la prit brusquement à la gorge ; et c'est là qu'elle s'en rendit compte : elle n'avait même pas quitté sa robe mortuaire. La robe dans laquelle sa famille — non, celle de Bonnie — avait si soigneusement enveloppé son corps. Vêtue comme une morte ; elle avançait tout droit dans un lieu qu'elle ne connaissait pas, qu'elle n'avait pas reconnu. Peut-être même jamais connu. De toute façon, pour ce qui lui restait à présent de mémoire ; la nuance était ridicule. Tout redevenait une première fois. Sauf la Mort. Ça, elle s'en souvenait parfaitement. De la lame froide qui s'enfonçait dans son cœur, des larmes de Goro sur ses joues, de ses lèvres abîmées sur son front. Elle frissonnait. C'était étrange d'y repenser : il avait voulu tuer l'Amour, la tuer elle ; et pourtant son geste, jusqu'à la dernière seconde, était emprunt de ce sentiment qu'il cherchait à détruire. De tendresse. De douceur. Ça n'avait pas été douloureux — pas beaucoup, en tout cas. Pas autant qu'elle avait pu l'imaginer. Pas autant qu'elle l'avait redouté. Et elle lui avait pardonné — non, Bonnie lui avait pardonné. Cette pauvre bergère, qui aimait tant les autres qu'elle oubliait de s'aimer.
L'odeur du sang la tira de ses pensées. Il flottait dans l'air matinal une odeur de sang et de mort, portée la brume ; si basse et si épaisse qu'elle semblait avoir été descendue par l'aube pour couvrir les défunts. Un linceul qui ne la trompait pas : elle le vit, là, étendu — écrasé — sur le sol ; immobile. Non loin d'un autre corps, baignant tous les deux dans une si grande mare de sang qu'elle se demanda combien de personnes étaient mortes ici. Combien vivaient encore.
Et lui alors, est-ce qu'il vivait encore ?
Elle avança vers lui, lentement. Au fur et à mesure qu'elle approchait, les cris cessaient dans sa tête. La brûlure était moins vive. Ou peut-être qu'elle s'était simplement habitué au bruit et à la douleur, elle ne savait pas. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'il était là, devant elle ; et qu'il avait besoin d'elle. Qu'elle avait besoin de lui. Qu'ils avaient besoin l'un de l'autre ; en dépit de tout ce qu'ils s'évertuaient à se faire croire. A croire.
« Idiot. » siffla t-elle.
Elle s'assit près de lui, sans un bruit. Puis, doucement ; hissa le corps lourd du garçon sur ses genoux. Elle sentait quelque chose battre au creux de sa poitrine. Quelque chose qui n'était pas un cœur ; en tout cas pas le sien. Pas le sien non, puisque le sien, il était là, quelques mètres plus loin, reluisant encore de la détestable lumière verdâtre de l'Innocence. C'était donc ça : il avait été vaincu. Ça ne la surprenait pas tant que ça, à vrai dire. Il n'avait jamais vraiment été un bon combattant. Ni un combattant tout court, d'ailleurs. Il avait déjà tant de peine à être lui qu'il lui paraissait impossible qu'il puisse être autre chose. Autre chose qu'un Regret.
Elle cala doucement sa tête contre son ventre, et l'entoura de ses bras comme pour le protéger. Était-ce vraiment ce qu'elle cherchait à faire ? Elle n'en savait rien. Elle faisait ce qu'elle devait faire, sans qu'elle ait l'impression que ses actes ne résultent d'un quelconque choix. Elle était là parce qu'elle devait l'être. Auprès de lui parce que c'était sa place. Elle ne l'avait pas décidé : le destin l'avait fait pour elle depuis plus de huit mille ans.
« Idiot. » répéta t-elle. « Regarde toi... » déplora t-elle. « Trop lâche pour vivre. Et maintenant ? Trop lâche pour mourir aussi. » Elle marqua une pause, incertaine quant à l'identité de celui à qui elle s'adressait. Feilen ? Cyclamën ? Ou bien elle ? Les prénoms lui revenaient naturellement, sans qu'elle ait à s'en souvenir. Comme s'ils faisaient partie d'elle. « Il va pourtant falloir que tu choisisses, andouille. » Elle hésita un moment, puis reprit. « Je peux soigner un bras. Refermer une blessure. Mais... Je ne peux pas ramener à la vie... » Alors, s'il te plait, ne meurs pas. Les mêmes mots qu'autrefois passaient ses lèvres. « Regarde toi... » fit-elle à nouveau. « Regarde moi... » ajouta t-elle tristement. « Ça n'a pas de sens, tout ça. » Il avait prononcé les mêmes mots, quelques mois plutôt. « Nonsense. » Était-ce elle qui parlait, ou sa mémoire ? Sans doute un peu des deux. « Regarde-nous. » Un sourire, désabusé. Cynique. Moqueur. Elle se moquait de lui, et d'elle aussi. Surtout d'elle. L'Amoureuse. « De quoi on a l'air, hein ? Dis-le moi... »
Ses cheveux se mirent à briller. Tombant sur le corps du blessé, et tout autour de lui ; l'enveloppant d'une lumière salvatrice. Une lumière qui le sauvait lui. Mais qui prenait toute son énergie, à elle. Qui prenait un peu de sa vie aussi. Peut-être bien qu'il lui faudrait le peu de vie qu'il lui restait pour le sauver. Peut-être qu'elle y laisserait la sienne ; elle ne savait pas. L'idée lui arracha un sourire. Elle ne pourrait plus se moquer de lui, désormais. Pas après ce qu'elle était en train de faire. Ni après ce qu'elle s'apprêtait à faire.
J'ai perdu, pensa t-elle.
J'ai gagné aussi.
Lentement, presque religieusement ; elle se cambra pour pencher son visage au dessus de celui du norvégien, tandis que sa chevelure brillait toujours d'Or au milieu de l'aube argentée. Dangereusement, elle s'approchait de lui ; réduisant cette distance qui séparait encore leurs souffles. Souffle qu'elle sentait à présent sur sa peau, qu'elle savoura un instant, les yeux clos : un souffle chaud, un souffle de vie. Puis, trouvant dans sa résurrection le courage qu'il avait manqué à Bonnie ; elle posa doucement ses lèvres contre leurs jumelles. Elles avaient le goût métallique du sang, et celui salé des larmes. Mais aussi, et surtout ; le goût amer des regrets.
« Il faut choisir, Feilen. » murmura t-elle alors. « La vie, ou la mort. » Elle marqua une pause. « La mort... ou l'amour. » Il faut accepter de perdre. Elle prit une grande inspiration, à bout de force. « Il faut choisir vite... Je n'ai plus beaucoup d'énergie... » prévint-elle. Elle sourit à l'idée de s'évanouir, car sa disparition signifiait une chose, qu'elle attendait depuis si longtemps : « Bonnie.. sera... bientôt de retour... »
Elle sentait ses forces la quitter ; au même moment que sa mémoire lui revenait.