Lucie relisait ses notes, l'air songeuse. Quiconque la voyait ainsi la pensait concentrée, absorbée par le petit carnet qu'elle tenait entre ses mains tandis qu'elle marchait ; mais il n'en était rien, ou presque : à l'intérieur, elle était ravagée. Ravagée par une tempête d'émotions, de sentiments, de questions mais enfin et surtout, de réponses. Car pour la première fois depuis ce jour fatidique, elle avait enfin obtenu des renseignements concrets, et non des moindres : elle connaissait son véritable prénom, son nom de famille, le pays où elle était née et où elle vivait encore vraisemblablement avant son accident, le nom de quelques connaissances qu'elle avait eues par le passé... et même d'autres détails plus curieux, comme le fait que son « elle d'autrefois » se promenait souvent avec un mouton. Aloïs, Maugrim, Olann... autant de choses qu'elle avait griffonné dans le petit calepin qui consignait toutes les informations qu'elle avait concernant la vie qu'elle avait oubliée.
Deux précisément retenaient son attention : son prénom, d'abord. Bonnie O'Cahan. Il sonnait étrange, sur sa langue et dans sa tête, et elle n'arrivait décidément pas à s'y faire. La seule identité qu'elle se connaissait jusqu'alors était celle de Lucie Fair, et malgré le jeu de mot qui occasionnait parfois quelques déconvenues, elle avait fini par s'y habituer. C'était une sonorité qui la rassurait, qui lui donnait l'impression d'être quelqu'un, d'appartenir à ce monde. Bonnie... c'était quelqu'un d'autre. Quelqu'un qu'elle ne connaissait pas... mais qu'elle mourrait d'envie de rencontrer. C'était d'ailleurs le but qu'elle s'était fixé : apprivoiser cette autre « elle », celle qui avait existé avant elle, celle qui avait disparue pour lui laisser la place. La retrouver et, à nouveau, ne plus faire qu'un avec elle.
Lorsqu'elle y pensait, cela l'effrayait un peu. Car Lucie ne détestait pas sa nouvelle vie — celle qu'elle était aujourd'hui. Elle n'était pas heureuse, et son quotidien n'était pas facile, mais elle avait le sentiment de ne pas être quelqu'un de mauvais. Bonnie avait sûrement fait des erreurs, elle. Blessé des gens qu'elle aimait. C'était le lot de chacun en ce monde, et même si l'oubli n'effaçait pas ses fautes, il lui donnait parfois l'impression de pouvoir se racheter. Être une meilleure personne. Alors, oui, l'histoire de Bonnie lui faisait peur, et c'était une double peine : elle était prisonnière entre deux inconnues, coincée entre un futur incertain et un passé oublié, appréhendait autant hier que demain. Qui sait ce que la petite O'Cahan lui réservait...
C'est en tout cas ce qu'elle était venue découvrir, en France cette fois. Grâce à Lily, elle savait que c'était le dernier endroit où elle avait été aperçue avant de se rendre en Allemagne et d'y perdre la mémoire. Son dernier passage sur les terres françaises remontait à décembre, et Lucie voulait savoir pourquoi. Ce qu'elle y avait fait, avec qui, et pour quelles raisons. Avec un peu de chance, les rumeurs et les ragots lui apprendraient de nouvelles choses...
Et pour ça, l'on faisait difficilement mieux que les auberges, surtout si elles étaient bien fréquentées. Ce qui semblait être le cas de celle vers laquelle elle se dirigeait, au cœur d'un village qui, à première vue, était plutôt animé. Un village qui se déclinait en plusieurs parterres de fleurs de toutes les couleurs, et qui dégageait une agréable odeur de printemps. Les gens ici étaient souriants, et certain paraissaient même lui adresser un peu plus qu'un simple sourire de politesse — c'était peut-être qu'une impression, mais quelque chose en elle lui soufflait qu'elle avait déjà croisé quelques uns de ces regards. Elle ne fit rien de ce sentiment, cependant : l'autre partie d'elle, plus raisonnée, plus terre à terre (celle qu'elle n'écoutait jamais), lui disait qu'elle était sans doute influencée par tout ce qu'elle avait appris une poignée de jours plus tôt.
Elle poussa la porte du modeste établissement, et adressa une salutation de la tête à ceux qui s'y trouvaient.
« Bonjour, » dit-elle en français, d'une voix claire, marquée par son accent.
Un étrange sentiment l'habitait, sans qu'elle ne puisse en déterminer la raison. Ni douloureux, ni agréable...