Lucie continuait de l'observer doucement, comme l'on regardait une chose fragile ; avec une retenue presque craintive. Elle ne savait ni pourquoi ni quoi précisément, mais quelque chose dans sa manière d'être — d'agir, de parler, de se tenir ainsi près d'elle — la fascinait et l'intimidait à la fois. Son « drôle de monsieur » n'avait pourtant rien d'effrayant, bien au contraire ; être à ses côtés, c'était un peu comme se tenir debout face à l'océan déchaîné : elle se laissait bercer par le bruit des vagues (le son de sa voix), mais n'osait pas s'y risquer, par peur de se noyer (dans ses yeux).
(Quel genre de rêve?)
(Le mien peut-être, je veux dire)
(Peut-être que dans une autre vie, mon rêve)
(C'était toi.)
Hélas, toutes les choses avaient une fin, et les meilleures semblaient toujours trop courtes. Le temps d'un songe, et il fallait déjà rendre la place ; aussi l'homme se leva et tendit la main à Lucie, qu'elle saisît pour se lever à son tour.
«
Je veux le croire. »
C'était là toute la beauté des rêves : ils se moquaient bien de la réalité, et des limites qu'elle fixait. Ici, tout semblait — tout
était — possible, alors l'amnésique décida d'y croire aussi, juste comme ça. Parce qu'elle désirait plus que tout que ce soit vrai. Parce qu'il l'avait dit. Parce qu'il y voulait y croire aussi — et que c'était agréable d'être à deux à croire en la même chose.
D'un bout de tissu, il scella leur vain espoir — et l'Espoir était une drôle de chose, vraiment — dans les cheveux d'Or de la rêveuse.
«
Je crois qu'on vous attend, là-bas. »
(Bonnie.)
Et Lucie de réaliser trop tard, alors que le garçon disparaissait et que sa vision se troublait, qu'elle avait oublié
quelque chose d'important, quelque chose qu'aucun nœud, qu'aucun morceau de tissu ne pourrait lui rappeler.
«
Attendez ! » appella-t-elle, la main tendue comme pour saisir le spectre déformé du fossoyeur, «
Je ne connais même pas votre— »
Ses yeux s'ouvrirent brusquement sur l'autre monde, où un homme la regardait avec un air inquiet.
«
... prénom...—
Mademoiselle Fair ? » l'interpella le majordome, «
Vous vous êtes évanouie. »
Lucie se redressa, confuse, le regard perdu. Elle jeta un regard circulaire sur la salle et, à mesure qu'elle y retrouvait les formes et les couleurs (et Pomme) familières qu'elle avait quitté quelques instants — ou peut-être bien une éternité — plus tôt, ses souvenirs lui revenaient. Des souvenirs horribles — la peur, l'horreur, la mort, le sang, le monstre
le monstre — qui lui retournèrent l'estomac, tant et si bien qu'elle eut tout juste le temps de se pencher pour ne pas vomir sur le sofa.
«
P-Pardon ! Je suis vraiment désolée ! » s'empressa-t-elle de s'excuser, horrifiée à l'idée des conséquences, «
Je.. Je vais nettoyer ça tout de suite ! »
Elle se leva d'un bond et s'inclina devant le majordome en balbutiant d'autres excuses, rouge de honte. Elle nageait en pleine confusion. Tout ce qu'elle avait vécu lui avait semblé si réel, et pourtant, tout autour d'elle lui prouvait que ça n'avait été qu'un cauchemar. Le mur contre lequel elle se voyait encore écrasée par les griffes d'acier du monstre était comme neuf, la porte était intacte, Pomme n'avait pas changé...
Elle inspira longuement et passa ses mains sur son visage, s'arrêta lorsqu'elle sentit des larmes sur ses joues. Tout ça n'avait été qu'un mauvais rêve, alors pourquoi pleurait-elle ? Et pourquoi avait-elle cette désagréable impression d'avoir perdu quelque chose ? D'où venait cet indescriptible sentiment de manque, pourquoi se sentait-elle soudainement si triste, si mélancolique ? Pourquoi ici, pourquoi maintenant, pourquoi si fort alors qu'elle pensait avoir dompté ce vide qui la rongeait depuis des semaines maintenant ?
Répétant les gestes auxquels elle était habituée, elle nettoya sans mal le sol qu'elle avait souillé d'un peu de bile — tiens, était-ce du sang, là ? — et se tourna vers l'homme qui l'avait tirée de ses rêveries, l'air perdue et fatiguée.
«
Pardonnez-moi... Je ne sais pas ce que j'ai aujourd'hui, » commença-t-elle, les yeux baissés, «
Je devrais rentrer... je dois sûrement manquer de sommeil, mh... »
Elle passa une main sur sa tête, qu'elle fit glisser dans ses cheveux ; et son cœur rata un battement lorsque ses doigts se prirent dans un nœud — un nœud de tissu, attaché sur deux mèches vaguement tressées entre elles. Ses larmes se mirent à couler de plus belle, chaudes et silencieuses.
«
J'ai... » sanglotta-t-elle, à bout de force.
C'était trop pour elle, elle qui n'était qu'une
simple humaine. Rien de ce qui lui arrivait ne faisait de sens, et seul demeurait dans son esprit trouble le sentiment — la frustration — que quelqu'un s'était amusé à jouer avec sa mémoire, à lui retourner le cerveau pour le remplir de doutes et d'incertitudes. De monstres et de faux espoirs.
«
J'ai l'impression d'avoir... oublié quelque chose d'important... »
(Attends-moi.)