« if you can’t beat fear, do it scared. »
Cinq jours. Cinq jours s’étaient écoulés depuis le désastre d’Édimbourg. Cinq jours seulement. Mais cinq jours déjà. Bonnie avait l’impression qu’une éternité avait passé, alors même que les souvenirs de ce jour, et de ceux qui avaient suivi, étaient encore frais dans sa mémoire — elle se rappelait l’horreur comme si elle y était encore, comme si elle n’avait jamais pris fin (au fond d’elle, elle savait que c’était le cas. Elle avait quitté l’Écosse mais sa capitale étouffait toujours sous l’épais nuage de cendres, et rien ne pouvait arrêter les coulées de lave qui continuaient d’ensevelir la ville et d’emporter avec elle des milliers de vies. La guerre n’avait pas cessé d’exister — Bonnie avait simplement cessé de la regarder. Et pour cause : toutes ses pensées n’étaient plus tournées que vers une chose : l’Irlande, sa prochaine destination. Là où elle espérait retrouver ses parents.)
Ces derniers jours avaient été épuisants pour la bergère, qui se remettait tout juste de son combat contre l’hôte de Fortuna — un affrontement qui l’avait particulièrement troublée, puisqu’il s’agissait bien de l’humain et non du Noé qu’elle avait blessé ce jour-là. Troublée, parce que Ayden n’était pas si différent d’elle : lui aussi voulait protéger sa famille et ceux qui lui étaient chers (elle aussi avait, plusieurs fois, imaginé faire ce qu’il avait fait. Elle aussi avait choisi de s’effacer de la guerre, de quitter le clan Noé pour rester auprès de ceux qu’elle aimait, pour s’assurer qu’il ne leur arrive rien. Elle aussi avait envisagé la possibilité de devoir en arriver là — de devoir affronter l’un des siens.
Elle s’était battu contre Cyclamën et ses Encres.) Enfin. Elle soupira tristement, lassée et fatiguée de tout ça. Son regard, distrait, glissait doucement sur les divers objets d’art et de décoration éparpillés un peu partout dans la petite boutique qu’elle visitait. Elle ne savait pas vraiment ce qui l’avait poussée à passer la porte de l’établissement — le besoin de se changer les idées, et de se donner un peu de courage, sans doute — ni pourquoi elle avait décidé de passer par Londres avant de rentrer chez elle. Probablement parce que sa mémoire y était attachée, probablement parce que ce qui avait permis à Lucie de redevenir Bonnie se trouvait ici, dans les rues de
The Old Smoke. C’est ici que son chemin avait recroisé pour la première fois celui de Cyclamën, sous les traits de plusieurs de ses Encres. Ces mêmes Encres qui l’avaient poussée dans les pas de Destiny, l’exorciste qui l’avait aidé à comprendre un peu mieux le monde étrange qui l’entourait. Il avait suffit de quelques mots, mais ils avaient changé sa vie : ils lui avaient donné envie de chercher, de trouver, de poser des questions et de ne pas s’arrêter avant d’avoir obtenu les réponses. Ici aussi qu’elle avait trouvé Autonoé... ici que cette dernière lui avait sauvé la vie. Elle passa une main contre son cœur, submergée par de lointains souvenirs (elle se demanda ce qu’elle était devenue — elle devait la retrouver, et lui dire qu’elle allait mieux, désormais. Qu’elle s’était souvenu. Et que rien de tout cela n’aurait été possible sans elle.) Ici... qu’elle était morte.
De l’agitation soudaine et provenant de l’arrière boutique lui fit perdre le fil de ses pensées — quelque chose était en train de se passer et, instinctivement, Bonnie se mit sur ses gardes ; prête à réagir s’il le fallait. Elle ne ressentait cependant pas la présence d’une quelconque Innocence — il n’y avait que des akumas dans le coin, comme il en grouillait dans tous les endroits de la ville.
« Va chercher un docteur ! » la phrase ne lui était pas destinée, mais l’irlandaise l’entendit sans mal. Son sang ne fit qu’un tour, et la partie d’elle que la vie avait abîmée (celle qui aimait le Monde et les Hommes et voulait sauver le Monde et les Hommes) la poussa à agir sans attendre. Elle se dirigea à son tour vers l’arrière de la boutique, à peu près au même moment où un homme en sortit pour chercher de l’aide. « Laissez-moi passer, je peux l’aider ! » elle ne pensa pas à se justifier, malgré son jeune âge.
De l’autre côté de la porte, deux hommes se trouvaient à terre — l’un tenait l’autre dans ses bras. Et l’autre...
Son cœur rata un battement.
Il y eu un moment de flottement — s’il avait duré dix secondes ou dix minutes, Bonnie était incapable de le dire — durant lequel la bergère demeura immobile, comme pétrifiée. Ses yeux écarquillés fixaient l’homme qui gisait à terre à la manière de quelqu’un qui avait vu un fantôme ou bien un monstre — dans ce cas présent, le fantôme, c’était elle ; et le monstre, c’était lui.
Angus.
L’homme qui l’avait...
Si l’adrénaline ne lui avait pas permis de rester solidement ancrée sur ses deux jambes, et de reprendre rapidement ses esprits et son sang froid ; Bonnie se serait probablement effondrée là, à nouveau (comme elle s’était effondrée cette fois-là, à l’aube d’un jour pluvieux. C’est comme si le froid qui l’avait enveloppée ce matin-là paralysait à nouveau tous ses membres, comme si la douleur dans son cœur n’était jamais partie. Ses mains tremblaient, et tout son corps grelottait — mais elle tint bon, comme cette fois-là. Elle était en vie. Et le monstre était couché.)
Alors elle s’agenouilla à ses côtés, le visage fermé, impassible.
Les tremblements avaient cessé.
« Qu’est-il arrivé ? » demanda-t-elle à l’intention de celui qu’elle avait reconnu comme étant le propriétaire des lieux. « Je peux le sauver. »
Et parce qu’une preuve valait mieux que mille mots, elle fit s’illuminer sa chevelure.