I take a breath of air, I feel free
Spent so long, was busy chasing happiness
When all I needed was a little peace
Célania avait dit vrai : le manoir n’était pas facile à trouver. La forêt était dense et sombre, laissant à peine filtrer la lumière du ciel, assombri par les nuages de pluie — c’était le genre de forêt que Bonnie aimait beaucoup. Calme, sans pour autant être silencieuse. Reposante, sans pour autant être endormie. La vie grouillait au milieu des fourrés — dans la terre humide qu’elle foulait, sur les arbres que le vent berçait doucement, dans les feuillages sur lesquels les gouttes de pluie glissaient, dans les hautes herbes, derrière chaque petit tas de bois et sous chaque caillou. Cette nature sauvage que la guerre et les hommes semblaient avoir épargnée, la bergère s’y sentait comme chez elle — loin du bruit de la ville, loin des obligations de son clan, loin de la matière noire et de l’Innocence. Ici, elle se sentait presque en paix, et regrettait seulement de ne pas pouvoir y perdre quelques uns de ses tourments.
Elle ferma les yeux et inspira longuement — elle ne devait pas penser à ça. Elle n’avait pas de raison d’être triste, aujourd’hui : elle allait retrouver Célania, après ce qui lui avait semblé une éternité. Elle n’avait pas vu défiler ce mois d’avril — elle avait l’impression d’y avoir vécu mille vies différentes, et la vérité n’était pas si loin. Elle l’avait commencé en tant que Lucie, puis Memora, était redevenue Bonnie puis Amorem. Elle avait affronté la fin du monde, avait même failli y perdre la vie. Elle avait combattu le Monstre de Célania, avait sauvé l’un de ses monstres à elle — Angus, ou l’histoire d’un monstre qui n’en était pas un —, et était enfin rentrée chez elle. Elle avait retrouvé ses terres natales, son Irlande adorée et la source inépuisable de son amour : ses parents. Et, surtout — elle avait retrouvé Cyclamën (son cœur se mit à battre plus fort, comme chaque fois qu’elle pensait à lui.).
La manoir était là, tout au bout du petit sentier qu’elle traversait.
Inévitablement, l’appréhension s’empara d’elle — elle avait hâte de retrouver son amie, mais ne pouvait s’empêcher de craindre les retrouvailles avec Nora. Leur dernière entrevue était chargée de regrets, et maintenant qu’elle s’en souvenait, Bonnie avait le sentiment que tout s’était passé hier : elle renvoyait encore clairement ce banc sur lequel elle s’était assise aux côtés de l’exorciste. Elle se souvenait des mots échangés (c’est surtout l’histoire d’un monstre) se souvenait aussi de ses actes — de la colère, de la haine qui l’avait animée, ce jour-là. C’est probablement ce qui la terrifiait le plus : ce qu’elle était capable de faire lorsque l’on faisait du mal à ceux qu’elle aimait.
Ce qu’elle faisait par amour.
Il y avait autre chose qui avait retenu son attention, sur la lettre de Célania : elle avait mentionné une certaine Gwenaëlle — une exorciste, probablement. Et maintenant qu’elle se souvenait de tout, le lien lui semblait évident : Gwenaëlle, c’était le prénom de celle qu’elle avait affronté en janvier. Le prénom de celle qu’elle avait injustement attaqué, qu’elle avait blessée et qu’elle avait failli tuer — le prénom de celle qui l’avait tuée, finalement. C’était d’elle, et de cette fameuse nuit qu’avait débuté le voyage qui l’amenait aujourd’hui à Sønderborg, par elle qu’avait tout commencé — être si près de la revoir lui donnait la sensation d’enfin pouvoir tourner la page, et d’entamer un nouveau chapitre après les quatre longs mois qui venaient de s’achever. Ça la rendait à la fois heureuse, nostalgique et anxieuse.
Elle ne pouvait qu’espérer que l’exorciste trouve la force de lui pardonner.
Le manoir était grand, vieux et recouvert de lierre — mais surtout, il semblait inhabité. Difficile pour qui l’ignorait d’imaginer qu’il y avait de la vie entre ces murs de pierre contre lesquels la pluie battante s’écrasait — difficile d’imaginer qu’elle n’était plus qu’à quelques pas de retrouver les fantômes de son passé.
Bonnie frissonna et resserra l’emprise sur le sac en toile qu’elle tenait — et dans lequel elle avait glissé un cadeau pour son amie. Elle prit une grande inspiration, ravala sa salive, releva la tête et se tint droite.
Puis elle frappa à la porte.