Éclairée à la faible lumière d'une petite lampe à huile, Bonnie écrivait. Les sourcils froncés, la mine fatiguée par la courte nuit qu'elle avait passée — et les jours étranges qui avaient précédé celui-ci — elle traçait d'une écriture tremblante et mal assurée les derniers mots qu'elle adresserait à Célania avant longtemps. Peut-être même les derniers de cette vie tragique qui les avait réunies, quelques semaines plus tôt. C'était les larmes aux yeux qu'elle se rappelait les drôles de circonstances de leur rencontre, et la journée merveilleuse qu'elles avaient passée à se connaître un peu plus, un peu mieux, dans le cadre presque idyllique d'une fête de village assortie de rires d'enfants.
Comme le temps avait passé. Pas tant que ça, en réalité, mais dans la Guerre, dans une vie où chaque instant pouvait être le dernier, un jour comptait pour une petite éternité à lui seul. Et lorsqu'il était aussi beau, aussi heureux que celui qu'elle avait passé en compagnie de Célania et Emy, alors chaque minute comptait pour une minuscule éternité, une pause dans l'horreur, comme un bourgeon sur un arbre brûlé, comme l'arc-en-ciel sous la pluie, comme la fleur sur le champ de bataille.
Une larme vint s'écraser sur le papier, formant un petit point d'humidité à côté du dernier mot que l'irlandaise venait d'écrire ; marquant symboliquement la fin de la courte lettre. Elle ne racontait rien de spécial, en vérité, simplement les raisons de son départ si précipité, et quelques excuses qui lui paraissaient bien en dessous de ce qu'elle ressentait réellement. Bonnie aurait voulu rester auprès d'elle plus longtemps — n'était-ce que quelques jours de plus, avant de rejoindre la personne qui l'attendait dans un pays voisin. Juste le temps de s'assurer qu'elle allait mieux sinon bien, qu'elle était en mesure de s'en sortir seule. Et, paradoxalement, c'était en décidant de partir, là, qu'elle lui accordait cette chance de s'en sortir.
La bergère se leva et, toujours en silence, — pour ne pas risquer de réveiller son amie — se rendit dans la petite salle de bain afin de se passer un peu d'eau froide sur le visage et de retrouver un semblant de constance. Elle leva les yeux face au miroir mais ce dernier, brisé la veille par l'exorciste, ne lui renvoya qu'un demi reflet. Elle regarda un moment cette moitié d'elle-même, réalisant par un sentiment étrange qu'il y avait bien longtemps qu'elle ne s'était plus regardée. Si longtemps en vérité qu'elle eut du mal à se reconnaître : si ses traits demeuraient inchangés, figés dans une jeunesse éternelle ; son regard était beaucoup plus sombre, beaucoup plus froid, beaucoup plus effrayant que dans ses souvenirs. Il semblait y manquer la vie, l'insouciance et l'innocence qui y dansaient autrefois ; lorsqu'elle vivait encore paisiblement chez ses parents.
Elle avait le sentiment d'avoir traversé mille vies, et de n'avoir vécu aucune d'entre elles.
Une larme roula sur sa joue — la dernière, elle se le jura en l'essuyant. Elle aurait dû fêter son dix-huitième anniversaire quelques jours plus tôt, aux côtés de ses parents. Elle aurait dû partir pour la ville peu de temps après, comme le voulait son père. Elle aurait dû s'y trouver un homme respectable à épouser, comme l'espérait sa mère. Elle aurait dû s'épanouir au sein de sa famille, et vivre de l'aide et du bonheur qu'elle désirait tant apporter aux Hommes, elle qui n'aspirait qu'à ce que l'harmonie la suive à chacun de ses pas. Elle aurait dû, oui. Elle aurait dû mille fois, aurait pu mille autres fois ; et au lieu de ça, elle s'apprêtait à abandonner tout ce qu'elle avait de plus cher.
Les liens qu'elle avait tissés au sein de sa famille Noé, bien qu'elle l'affectionnait peu. Les amitiés qu'elle avait forgées, parfois dans les larmes et le sang, avec ces êtres que le destin avait injustement opposés au sien. Ses rêves, ses espoirs, ses promesses, ses serments. Et enfin, le plus difficile, le plus inacceptable, la décision qui lui crevait le cœur, lui donnait même l'impression de se l'être arraché et de l'avoir laissé entre ses mains, à lui : abandonner son petit norvégien, son libraire, celui-qui-s'appelait-comme-une-fleur. Abandonner Cyclamën.
Bonnie inspira profondément, ravalant un sanglot. Elle ne devait pas, ne pouvait pas faillir maintenant. Alors elle quitta la pièce, enfila le manteau de lin beaucoup trop ample en s'y emmitouflant autant qu'elle le pouvait, adressa un dernier regard à l'endormie.
Et s'en alla.
Un pas, puis deux, puis trois... la morsure du froid ne la fit même pas frissonner. Dehors, Bonnie ne marchait pas, elle courait. Elle ne savait pas vraiment où elle allait, mais à ce moment-là, ça n'avait pas vraiment d'importance. Tout ce qui comptait, c'était de s'enfuir, partir le plus loin possible de cette cabane où son amie — Célania — dormait probablement encore, s'éloigner autant qu'elle le pouvait avant que l'autre ne revienne, s'évader de cet endroit maudit où les braises d'un feu mourant s'étaient rallumées. Fuir ces murs où il s'était éteint à jamais. Alors elle courait, elle courait à travers la tempête de neige qui s'abattait depuis des jours sur l'Allemagne, courait à en perdre haleine, courait comme si sa vie en dépendait, courait autant pour fuir Amorem que pour la rattraper avant qu'elle ne commette l'irréparable.
Et pourtant, alors même qu'elle se pensait suffisamment loin, alors même qu'elle se croyait à l'abri du monstre qu'elle portait en elle ; le pire arriva : là, dans la clarté naissante de l'aube, un autre porteur d'Innocence.
Là, dans l'obscurité mourante d'un nouveau jour, les crocs divins du cristal s'attaquèrent à la chair brûlante de Noé.
Et avant même que la bergère n'ait pu prendre conscience de la situation, avant même qu'elle n'ait pu mesurer l'horreur de ce qui s'annonçait ; Amorem s'éveilla. Déjà, ses cheveux avaient pris la couleur de l'ébène, sa peau celle de la suie et elle scrutait l'horizon enneigé avec toute la soif de vengeance que recelait son regard d'Or.
« Montre toi. » siffla-t-elle simplement entre ses dents, les lèvres tremblantes.
Sous le vent glacial de janvier, dans le décor gelé de l'hiver, Amorem bouillonnait.