Tu n’aurais pas voulu repartir si vite affronter le monde extérieur (tu n’aurais pas voulu repartir si vite affronter quoique ce soit, à la vérité (mais s’il y a bien une chose qui te contrôle plus que le destin (impur) Bonnie (c’est bien ton cœur (et aujourd’hui il te dicte de)))) enfin — aujourd’hui il te dit d’aller le retrouver, lui, le petit garçon à qui la guerre a volé les mots (les mots et bien d’autres choses tu l’imagines (si seulement la guerre n’arrachait que les mots Bonnie (si (mais seulement)))). Tu ne sais pas vraiment pourquoi lui, pourquoi maintenant ni pourquoi cela te semble si important — les enfants comme lui se ramassent à la pelle sur les champs de bataille et (tu ne peux pas sauver tout le monde Bonnie et (tu avais fini par l’accepter (par le comprendre surtout : sauver tout le monde c’était prendre le risque de ne sauver personne Bonnie et (il y a des personnes que tu ne peux pas perdre (il y en a un surtout et (Bonnie tu réalises que pour lui tu serais prête à ne sauver personne d’autre c’est-à-dire que (pour lui tu serais prête à tuer tous les autres à la vérité))))))) mais voilà : ce petit garçon a volé ton cœur et c’est parce que le monde te fait si peur à présent que tu veux le trouver (parce que s’il te fait peur (parce que s’il t’a fait mal (parce que s’il t’a pris tant alors (tu n’oses l’imaginer à travers le prisme de ses yeux d’enfant (et pourtant tu espères, Bonnie — tu espères sauver un peu de lui (un peu de toi)))))).
Enfin. Tu es arrivée (ou plutôt tu t’es enfin décidée à partir car à la vérité tu n’as eu qu’à franchir le portail mais (pour toi qui oses à peine franchir le seuil de la librairie de Cyclamën (cela te demande un effort colossal))) enfin — tu es arrivée, et tu frappes à la porte de cette grande maison aux murs colorés et aux balcons fleuris d’autant de couleurs que de senteurs (et tu voudrais prendre le temps d’en admirer la beauté mais (partout où se pose ton regard, la lumière ne te renvoie que l’image d’une terre dévastée (d’un souffle mortel (de la potentialité dangereuse de la destruction qui coule dans tes veines)))). Tu inspires profondément, le cœur battant à tout rompre alors que tu entends les pas se rapprocher derrière la porte, et qu’une voix féminine prononce quelques mots en italien d’un air chantant. Tu vas le revoir, enfin et (c’est étrange vraiment (tu ne te l’expliques pas, Bonnie — tu dois le protéger, c’est comme ça (et si ce n’est pas toi, qui le fera ?))) alors que la clef tourne dans la serrure, les doutes t’assaillent : sauras-tu seulement t’en occuper ? Lui apporter ce dont il a besoin ? Et de quoi a-t-il besoin, d’ailleurs ? Voudra-t-il seulement de toi (de vous).
« Signorina Bonnie ? » tu réprimes un sursaut, brusquement tirée de tes pensées et hasardes un « oui » de la tête assez maladroit, par réflexe. Bonnie. C’est toi, oui (et même cela (il y a des jours où tu n’en es plus vraiment sûre)). « Oui... Bonjour, je suis là pour... — Le petit Enos, c’est ça ? Signora Adelheid nous a tout expliqué. Il vous attend dans le salon, entrez donc ! » et d’un geste de la main, la grande dame t’invite à la suivre. Tu marches en silence dans ses pas, osant quelques discrets et curieux regards sur l’intérieur de la maison. Elle ressemble à l’Italie, penses-tu — et cela t’arrache un léger sourire, parce que tu ne connais pas vraiment l’Italie, que tu ne sais pas vraiment à quoi elle devrait ressembler ni pourquoi cette maisonnée te donne cette impression. Mais tu te dis que si toutes les maisons d’ici ressemblent à celle-ci, alors ce doit être un pays où il fait bon vivre (et l’ombre dans ton regard (comme une voix qui te chuchote à l’oreille : faisait bon vivre Bonnie (tu l’as détruit (tes mains elles (...))))). « Enos ? Regarde qui est là pour toi ! » tu relèves la tête et (son regard c’est (la première chose que tu vois et (tu réalises que la tâche sera bien plus grande (bien plus longue (bien plus difficile ces yeux ils (ils ont vu la guerre)))))). Enos. « Bonjour Enos... » ta voix est hésitante, ta raison te commande la prudence — mais ton cœur ne souffre d’aucune incertitude. « Tu, mhh... tu te souviens de moi ? » et un sourire, parce que les gestes sont bien moins maladroits que les mots.