[INTRIGUE, CHAP. VII, PHASE I] Ceux qui Prennent

Attendez.
Il faut que le monde s'arrête de tourner un instant, pour que tu puisses digérer les informations qui viennent de t'arriver. Par quel miracle, par quelle malédiction tout cela arrive. Une situation dans une autre, l'effet boule de neige que tu redoutais tant, et c'est pour cela que tu tenais à ne pas être trop haute dans l'échelle des responsabilités.

Mais voilà, l'échelle s'est écroulée. Le dernier échellon qui reste debout, c'est toi.

Tu vois bien que personne ne revient. Que plus personne ne parle, que plus personne ne te répond lorsque tu parles à ton golem. Central s'effondre, ses piliers avec et il ne reste plus que les gens comme toi. Tu dois endosser les responsabilités, même si tu détestes cela. Tu es Madalia, tu es une semi-akuma, tu as été choisie pour cela. Alors aujourd'hui, tu dois outrepasser ton rôle d'arme, et prendre les commandes.

Et tu détestes cela, car tu ne sais jamais quels choix faire. Tu préfères nier ce rôle.

L'enfant ne te répond pas, mais tu peux voir dans son regard, ce genre de personne parle avec les yeux. Chacun a ses raisons de ne pas parler, et tu le sais très bien. Tu fais souvent partie de ce genre de personnes, de ceux qui ne disent rien. Qui ne parlent pas. Car une arme ne parle pas, une arme exécute, c'est que doit faire une arme alors tu le fais, c'est comme ça. Sans même t'interroger. Sans même te demander si toi, tu voudrais le faire. Ici, il n'y a pas la notion de vouloir faire quelque chose. Tu le fais, et c'est tout. Le vouloir n'existe pas. Tu voudras, tu exigeras quand la guerre sera terminée, quand les civils seront sauvés. Mais là, tu n'es pas en position. Alors tu te tais. Comme toujours.

Tu attends que l'enfant agisse, et il se dirige vers un coffret et en sort un livre. Il va se mettre à lire, sur le champ de bataille?

- Ça c’est le Livre de Contes, avec ses personnages connus et ses règles strictes. Il était une fois un Royaume paisible, avec de grandes collines, des grandes forêts, de belles rivières et un arbres magique. Le Royaume était habité par de nombreux sujets, qui tous étaient loyaux envers leur Princesse.

Il pointe le bâtiment, il pointe les Corbeaux restants, il te pointe toi. Tu es la princesse du royaume de Central. Quelle ironie, tu as bien une allure de princesse avec tes cheveux si longs qu'ils en traîneraient presque à terre, avec tes yeux ambres presque dénués de toute vie -même si ça, c'était avant que tes chaînes ne se brisent petit à petit- et ton allure de soldate dans ta tenue rouge. Drôles de soldats, drôle de royaume, drôle de princesse.

Et il continue à conter son histoire, désignant les rôles de chacun. Lorsque son livre se referme, une couronne apparaît au-dessus de ta tête. Mais rien d'autre ne se passe. Bien. Bon. Tu vas faire de ton mieux. Peut-être que les effets viendront après.

Tu tournes la tête vers le Noé restant -car la Noé blonde, celle que tu dois retenir, part de son côté, poursuivie par un Chevalier en armure- et tu le vois écrire sur le sol. Ecrire sur le sol, cela te rappelle quelqu'un. Et c'est vrai, c'est vrai qu'il y a une ressemblance. mais tu ne sais pas, tu n'as pas réellement envie de te souvenir, c'est comme si tu avais préféré oublier, comme si ta mémoire l'avait jeté, ce moment, ce moment de défaite où tu es presque revenue en plusieurs morceaux différents -parce que tu étais et es toujours, trop faible.
Attends, est-ce vraiment parce que tu as oublié? Parce que tu ne te souviens plus? Tu n'arrives pas à réfléchir, c'est atroce.

Mais avant que tu n'aies pu dire, faire quoique ce soit, quelque chose te démange dans ton bras. Plus qu'une démangeaison, cette sensation est extrêmement désagréable et lorsque tu te tournes vers l'enfant exorciste -tu ne sais pas trop- tu vois les marques, tu vois tout qui commence à perdre contrôle, à perdre pied.

Et en réaction -tu es proche, tu es trop proche- ton bras Akuma s'active même si tu ne l'as pas désiré une seule seconde. Tout ton corps est pris d'un tremblement mais toi aussi, tu vas avoir du mal à contrôler et toi aussi, tu as mal, tu as mal parce que les cellules Akuma s'agitent dans tous les sens, tu le sens c'est horrible et ton bras monstrueux se crispe alors que tu observes les corbeaux présents, toi tentant de garder le cap.

- Reculez ! Reculez vous... vous ne devez pas rester ici !

Et puis c'est comme si ton coeur ratait un battement, tu as mal et tu poses un genou à terre. Ton regard se pose sur cet enfant, cet enfant qui n'a rien demandé parce qu'il n'est qu'un enfant, cet enfant pris dans cette guerre -ce genre de choses que tu t'étais promis d'éviter en devenant l'arme que tu es, arme qui perd contrôle à son tour- cette victime de plus.

- Désactive ton Innocence ! Tu... dois savoir comment on fait, non?!

Parce que toi, tu ne sais pas. Et bientôt, tu ne pourras plus l'aider, tu ne pourras plus être son bouclier comme tu le lui avais dit. Tu luttes, mais tu as peur de perdre pied.

Oui, c'est ça. Pour une fois, réellement, tu as peur pour les autres, mais pour toi aussi.

Mal. C'est la seule chose qui te vient à l'esprit. La douleur de devoir lutter contre les cellules que tu abrites, pour ne pas que tu tues, pour ne pas que tu blesses. C'est dur, c'est si dur parce que c'est un combat entre ta volonté et des choses qui te dépassent, tu sais que tu ne tiendras pas longtemps. Parce que tu es faible, trop faible. En t'engageant en tant que Semi)Akuma, tu pensais pouvoir protéger, tu pensais gagner en puissance pour sauver les civils, pour sauver tout ceux qui ne souhaitent pas cette guerre -tiens donc, on dirait toi ça- mais on peut dire que ça n'a pas marché.

Regarde-toi, à genoux en train de te combattre toi-même, l'ennemi a quelques mètres seulement. L'ennemi désigné par Central, celui venu détruire ta maison, ton foyer, ils doivent avoir raison n'est-ce pas, regarde l'état de ce que tu as habité pendant des années. Tu ne l'as jamais vu en aussi mauvaise posture. C'est ce qu'ils t'ont expliqué, répété et rabroué : les Noés sont là pour tuer, tu dois les éliminer. Les tuer avant qu'ils ne te tuent. Chasser avant d'être chassée.

Alors c'est ce que tu avais fait. Tu avais exécuté, tu avais blessé alors que tu ne le voulais même pas, laissant ainsi le monstre en toi que tu souhaitais détruire prendre le dessus, laissant l'arme accomplir son devoir. Car c'est ce qu'ils voulaient. Que tu laisses tes sentiments de côté et que tu tues, sans même considérer la personne en face, sans même faire attention à cette jeune fille déjà bien abîmée que tu tenais entre tes bras. Tu l'avais détruite, et tu t'étais détruite par la même occasion.
Pourtant, pourtant il t'avait dit qu'il ne t'en voulait pas. Comment était-ce possible? Ton geste aurait dû réveiller en lui une rage imparable, il aurait dû réveiller le monstre que l'on t'a toujours décrit.
alors pourquoi.

Pourquoi semble-t-il si humain?

- Madalia.

Tu tournes la tête vers lui, le souffle court. Tu luttes encore, ton bras crispé dans le sol. Tu n'es qu'une arme en ce monde, une arme s'utilise, une arme ne déraille pas comme tu le fais. Seules les armes faibles ou avec des défauts déraillent. Comme toi.

- Je peux l’aider.

Et sans dire un mot, ton regard l'implore de le faire. Ce n'est qu'un enfant et c'est sûrement la pire des choses que tu pouvais prévoir dans cette guerre. Qu'un enfant aussi jeune soit impliqué de la sorte. S'il venait à mourir, ton coeur en serait brisé. Tu serais brisée, à jamais.

Il attrape ton bras et tu es prise d'une peur soudaine -faible- car tu ne sais pas ce qu'il va faire. Te l'arracher -si faible- ce sont des monstres que l'on t'a dit, te blesser -tellement faible- car ce sont des monstres que l'on t'a dit, te prendre comme otage -qui voudrait sauver une faible- car ce sont des montres que l'on t'a dit.

Mais il ne fait rien de tout ça. Tu assistes à la scène sans pouvoir t'y mêler car tu n'en as pas la capacité. Une drôle de scène que tu ne comprends pas tout à fait, mais la finalité est la même : l'enfant est sauvé, et c'est tout ce qui compte.

Tu sais que tout cela est faux maintenant, ce ne sont pas des monstres comme on te l'a dit.

Alors que ton bras se calme, tu sens quelque chose dessus mais impossible de comprendre ce qu'il fait avec. C'est comme s'il écrivait sur ton bras mais c'est impossible, comment peut-il écrire sur un bras -mais rappelle-toi que rien n'est impossible dans cette guerre.

Il te relâche et tu te laisses aller.
Car quelque chose, oui c'est ça. Quelque chose a changé.

Il s'en va, te laissant avec l'enfant et les corbeaux restants, complètement abasourdis par la scène. Tu es prise de tremblements et tu ne comprends pas bien ce qu'il se passe -et pourtant c'est très simple, tout ce que tu as retenu en toi pendant vingt-et-unes années va enfin sortir, tout ce que tu gardes au plus profond depuis tant de temps.

Le petit se lève et se dirige vers toi alors que tu restes là, déboussolée. Il pleure et ton coeur s'émiette petit à petit. Les larmes des enfants sont tes pires cauchemars, tout ce que tu voulais éviter dans cette guerre -regarde comme ça a réussi.

- C’est terminé, non ? te dit-il avec ses mains, tu le comprends car tu as appris la langue des signes, personne ne doit être mis de côté -personne.

Et une larme coule.

- Vous pouvez les rattraper mais moi c’est terminé, non ?

Une deuxième l'accompagne sur ta joue.

- Non. Je vous suivrai.

Et tu éclates. Tu viens l'entourer de tes bras, ta tête sur son épaule d'enfant et tu pleures. Tu pleures comme tu n'as jamais pleuré car tu es brisée, tes cicatrices sont ouvertes. Tu te raccroches à cet enfant Exorciste, comme s'il était le seul qui pouvait t'écouter et possiblement apaiser tes maux.

- Non... tu ne dois pas dire ça, tu ne dois pas dire ça...

Ce n'est plus la tête de Madalia qui parle, c'est ton coeur. Le cadenas a été enfoncé, les chaînes coupées. Plus rien ne retient tous les sentiments et les émotions qui te traversent.

- Pardon, je suis désolée, si désolée... tu ne devrais pas être ici, à faire... à faire tout ça..

Tu le serres un peu plus, sans pour autant lui faire mal, juste parce que tu t'en veux du plus profond de ton coeur. Ton âme est meurtrie et ton coeur endolori.

- J'ai toujours tout essayé pour ne pas que... des enfants comme toi se retrouvent ici.. je les ai suppliés de ne plus prendre d'enfants dans leurs rangs... parce que vous n'êtes que des enfants que l'on transforme en arme, c'est.. terrible..

Les corbeaux écoutent et voient et n'osent pas intervenir. C'est la première fois qu'un semi-akuma éclate de cette façon, la première fois que ce genre de mots est prononcé devant eux. Et toi, tu ne leur prêtes même pas attention. Tu pleures, tu marques des pauses dans tes phrases pour reprendre ton souffle entre tous les sanglots qui te traversent.

- Tu dois lutter.. pour rester qui tu es.. ne deviens pas comme moi, je t'en prie, pas comme moi... je suis devenue une arme qui brûle des gens sans la moindre once de compassion, et qui brûle son coeur en même temps... les regrets ne me quitteront jamais..

Tu fermes les yeux, serrant toujours l'enfant contre toi, les larmes continuant de couler entre tes mots.

- Je t'en prie...

- Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait? On peut pas les laisser partir ! Reprenez-vous !

Leurs mots sonnent comme une agression à tes oreilles. Comme si l'on te crachait que tu étais faible. Que TU devais faire quelque chose, après tout, tu es la semi-akuma, ils attendent que tu agisses pour te suivre. Mais toi tu ne sais pas, tu n'as jamais réellement su. Tu es trop chamboulée, tu te détaches de l'enfant et tu te relèves, regardant dans la direction des corbeaux, gardant pourtant l'enfant muet derrière toi -tu veux le protéger plus que tout- tes yeux encore imbibés de tes larmes que tu n'arrivais pas à calmer.

- Je ne sais pas ce qu'on fait.

- Comment ça vous ne savez pas? Vous devez être entraînés pour ça non?!

Tu serres les poings. Trop de pression. Tu ne le supportes pas. Tu te retiens d'exploser mais tu ne peux pas le retenir, ce n'est pas toi qui le décide.

- Et bien non, non non ! Ca se voit non, que je ne suis pas entraînée pour ça?! Je pense que c'est écrit assez lisiblement sur mon visage mais si vous le souhaitez, je me rapproche un peu mais y'a pas que mon visage que vous allez lire, y'a aussi mon poing qui va filer droit dans ta gueule.

Tu inspires à nouveau, les mots sortent et sortent et sortent sans que tu ne puisses les arrêter. Ce sont des choses que tu te retiens de dire depuis tellement de temps, des choses laissées enfouies au fond de toi pendant de trop longues années. Tes paroles s'accompagnent de grands gestes, des gestes que tu ne fais jamais d'habitude parce que d'habitude, et bien tu ne parles pas autant.

- Vous pensez que je suis invincible mais vous vous trompez, tous. Vous vous pensez intouchables derrière vos talismans, derrière vos murmures que j'ai toujours entendu ! Que depuis toujours j'entends. Vous vous pensez intouchables par Dieu parce que vous le servez? Mais regardez ce que vous faites !

Tu montres alors l'enfant derrière toi, ta colère a remplacé ta tristesse -ou peut-être bien se sont-elles mélangées- et tu n'en peux plus : personne ne comprend ta peine et ta douleur et tu passes pour la méchante qui n'a pas su faire son travail.

- Des ENFANTS comme lui, employés comme soldats pour une guerre qu'ils ne comprennent même pas ! Et vous trouvez cela normal?! Vous trouvez cela normal qu'on mente, qu'on leur imprime dans la tête qu'il faut TUER, qu'il est normal de blesser? Vous trouvez cela normal que cet enfant de même pas 10 ans ait failli finir déchu par l'Innocence ?

- On est tous passés par là. Vous y compris. C'est un sacrifice nécessaire pour la paix et la victoire.

Et là, tu te mets à rire. Un rire jaune, un rire qui ne sent pas bon pour tes interlocuteurs. Tu te baisses, tu ramasses une pierre alors que le Corbeau continue son discours face à toi. Tu ne l'écoutes plus. Tu n'as pas envie de l'écouter. Tu te remets à pleurer de colère, de tristesse, de désespoir, de tout. Tu tiens cette pierre et tout à coup tu la lances dans sa direction, avec ta force de semi-akuma. Tu sais qu'il arrivera à l'éviter néanmoins, cela sera suffisant pour le faire taire.

- Les enfants ne sont pas des sacrifices nécessaires... vous êtes sûrs de vouloir préserver les vies des civils en faisant ça? Ce sont les civils qu'il faut protéger, pas vos égos.

Tu respires rapidement parce que tu n'arrives pas à te calmer. Tu essuies tes yeux une nouvelle fois car les larmes veulent sortir à nouveau. Larmes de rage, larmes de peine, larmes de déception, larmes de tristesse.
Et tout à coup, tu n'en peux plus. Tout est trop anxyogène autour de toi. Tu te rends compte des paroles que tu viens de déverser également. Tout le monde t'a entendue. Tout le monde le racontera. Et tu te feras à nouveau réprimander, plus que sévèrement pour les paroles que tu as pu poser. Parce que ce n'est pas comme ça qu'une arme de Central doit penser.

Mais tu ne veux plus être une arme.

- Je vais aller les chercher.

Tu jettes un regard aux Corbeaux puis à l'enfant qui a assisté à tout. Tu trembles, tu as peur parce que tu sais ce que tu t'apprêtes à faire. Et ça va bouleverser ta vie. Et pour ne pas l'inquiéter, pour ne pas lui faire trop grande part de la peine qui t'habite, tu lui souris. Il n'y a pas besoin de mots. Tu ne saurais pas trouver les bons de toute façon.

Tu n'as jamais voulu être une arme.

Alors tu te mets à courir. Tu cours, tu cours et tu vois l'arbre lumineux qui retient Central. Tu ne peux t'empêcher d'être ébahie par la scène qui se déroule sous tes yeux, devant les branches qui retiennent ton foyer.
Et après plusieurs minutes à chercher, tu les trouves. S'il n'y avait pas ces chaînes brisées, s'il y avait encore ta carapace, tu n'aurais rien dit, tu seras restée en retrait mais tu as besoin de crier tout ce que tu as sur le coeur. C'est ça, comme un besoin, quelque chose que tu ne peux contenir, que tu ne peux arrêter.

- Attendez.

Tu reprends ton souffle d'avoir trop couru. D'avoir trop parlé. Tu n'as pas l'habitude d'autant parler. Tu as une main serrée sur ton coeur à les voir comme ça. Et puis tu hésites à nouveau. Vingt-et-un ans de ta vie que tu tiens entre cette main. Pourtant, tes yeux bordés de larmes expriment bien des choses. Ils expriment tout ce que tu viens de dire, tout ce que tu as ressenti. Ils montrent la véritable réponse que tu veux actuellement.

- ... je peux venir avec vous?

Tu ne sais pas quels autres mots tu pourrais choisir. Parce que c'est la première fois que tu fais un choix aussi crucial par ta propre initiative.
Comme une enfant.

- ... s'il vous plaît?

Oui, ce que tu as toujours voulu, c'est être humaine.

Simplement humaine.