Broken

Mais une Innocence restait une Innocence.

L’héritier des bookmen avait été repéré — plus que ça même il avait échappé aux griffes pourtant acérées ta sœur Freja et du (si particulier (si cher au cœur de Bonnie)) si rayonnant Amaury, et avait été aperçu pour la dernière fois ici en Allemagne (et les terres allemandes avaient pour toi une signification toute particulière (une importance singulière (à la fois berceau et tombeau (tellement de commencements et de fins Amorem tu avais l’impression que tout finissait toujours par te ramener ici)))) alors lorsque tu avais appris qu’il était ici (qu’il était en vie (c’est-à-dire qu’il pouvait encore parler (des choses que tu voulais garder secrètes encore un peu Amorem))) tu leurs avais fait savoir que t’y trouvais aussi (tu avais dit quelque chose comme je m’en occupe ou bien laissez-le moi quelque chose qui sonnait comme une certitude (il ne t’échapperai pas peu importe l’issue de votre rencontre)) et tu n’avais pas tardé à repérer sa trace — l’Innocence laissait toujours un sentier de braises dans son sillage (des brûlures sur ton âme et (l’agonie dans tes yeux)).

Tu n’avais pas tellement grand chose contre le rouquin à vrai dire je crois qu’il t’intéressait même un peu et que tu t’étais souvent demandé ce qu’il pouvait bien savoir à propos de toi de lui de vous et des événements qui s’étaient déroulés il y a un peu plus de trente cinq ans maintenant — lui bien-sûr n’y avait pas assisté mais en tant qu’héritier des bookmen il détenait le savoir de son mentor et lui lui lui (ton regard s’assombrit Amorem il y a des blessures et des erreurs qu’une simple pensée ravive et celles-ci précisément je crois qu’elles marquent le moment où (tu as décidé que tu ne voulais plus tellement avoir de réponses à ces questions que tu te moquais bien de ce qu’il s’était passé (trente-cinq ans c’est tellement peu (quand on souffre depuis sept-mille ans enfin))) une Innocence restait une Innocence et puisque vous ne pouviez pas exister ensemble puisque l’un appelait à la destruction de l’autre et puisque toi Amorem tu comptais vivre encore (vivre après) alors — tu l’avais suivi lorsqu’il avait quitté le train qui l’avait amené jusqu’ici (probablement rien qu’une coïncidence à la vérité que vous vous soyez retrouvé au même endroit au même moment mais (c’était la guerre et dans la guerre il n’y avait pas de coïncidences Amorem c’est que ce que tu répétais toujours (il n’y avait que des opportunités et aujourd’hui tu allais saisir la tienne))) tu avais observé son attitude sa gestuelle ses regards ses soupires et jusqu’aux petits rictus de douleur qui se formaient au coin de ses lèvres lorsqu’il faisait certain mouvements (blessé alors (cela te faciliterait la tâche tu n’avais pas spécialement envie d’un combat qui s’éternise (tu n’avais même pas envie de te battre à la vérité tu voulais juste (détruire anéantir écraser dissoudre décimer pulvériser l’Innocence avec toute la violence de ta haine)))) enfin tu avais attendu qu’il se retrouve à peu près seul et sous les traits juvéniles que tu avais dans cette vie-là — tu l’avais abordé.

« Lavi, » une pensée pour Célania à cet instant — elle allait probablement t’en vouloir à vie enfin plutôt t’en vouloir à mort et tu n’étais pas sûre de savoir mettre des mots sur ce que cela t’inspirait à cet instant précis (c’était sans doute mieux comme ça (ce serait moins difficile pour toi lorsqu’il faudrait (parce qu’il n’avait jamais été question de vivre dans un monde où (ce jour n’arriverait pas (puisqu’une Innocence restait une Innocence et (puisque tu continuerais d’exister alors)))))) « Je suis là pour ton Innocence. » pas d’animosité pas de menaces rien de sombre dans ta voix seulement une vérité — une vérité immuable inévitable inchangée depuis sept-mille ans.

Amorem n’était pas méchante tu sais — mais une Innocence restait une Innocence.

Mais une Innocence restait une Innocence.

Ton regard fixe arrêté presque insensible comme s’il n’était pas affecté par ce qui allait suivre (et par ce qui suivrait ensuite (s’il était le Cœur Bonnie tu savais pertinemment qu’en le lui prenant tu en briserais deux et (certes cela n’avait jamais été ton but mais (une Innocence restait une Innocence)))) ne trahit rien de ce qui te traverse pourtant à cet instant — il observe il scrute il note il anticipe il voit le rictus il sépare le sourire nerveux et l’homme dans le déni enfin (les secondes en marque-pages dans le livre de tes erreurs Bonnie) l’ami et l’ennemi le passé et le futur inévitable qui est le vôtre (et si vous aviez la malchance d’en repartir tous les deux (s’il vivait pour le raconter ou bien (si tu périssais avec ton secret Amorem alors (son maudit cristal serait ici détruit tu te l’étais promis enfin (non pas que tu aies un jour été douée pour tenir tes promesses))))) et ces questions qui s’enchainent alors que pour toutes la réponse est la même la même la même la même la même toujours la même depuis sept mille ans désespérément la même c’est-à-dire que (oh il y a bien longtemps que tu as cessé d’espérer qu’elle change un jour) et lui gardien de l’Histoire et des rouages du temps et de l’infini serpent qui se mord la queue bien sûr Bonnie bien sûr toi de Noé l’héritière
bien sûr qu’il le sait
le jeune héritier.

Bonnie c’est bien toi c’est la question qu’il te pose tout en posant sa main sur son Innocence et toi Bonnie Amorem ou Memora tu prends une pause pour regarder la tienne se colorer comme un papier absorbe l’encre d’une plume et tu voudrais lui dire dis-moi bookman junior dis-moi jeune héritier dis-moi Lavi dis-moi tous les autres toi avant toi dis-moi toi qui as porté tant de noms toi qui en as effacé tout autant est-ce que cela ferait une différence si je n’étais pas vraiment Bonnie dis-moi quel nom donneras tu à celle qui t’arrachera le cœur dis-moi à qui appartient le visage qui prendra ta vie dis-moi est-ce que cela changerait notre destin si j’étais une autre dis-moi la moi d’il y a trente cinq ans est-elle différente de celle d’aujourd’hui dis-moi la guerre a-t-elle cessé dis-moi si je n’étais pas Bonnie alors ne serais tu pas
Lavi quand même
ne serions nous pas
ennemis quand même
Innocence et matière noire
prêtres et apôtres
amour et haine
dis-moi.

« Je sais bien que tu ne peux pas me la donner, » rien dans ta voix Amorem tu recouvres les braises du feu qui te ronge l’âme un peu de sable un peu de poussière pour cacher l’étincelle dans tes yeux il ne faudrait pas qu’un souffle de trop franchisse les murs de bois érigés tout autour de toi Bonnie alors tu le caches tu l’enterres tu l’étouffes et quand enfin le rouge des flammes fait place à l’or de ta lumière alors tu sais — tes doutes ont disparu (et si l’on t’en parle alors tu diras (qu’ils n’ont jamais été là (et si tu dois les appeler alors tu les nommeras (Célania)))), « C’est pour ça que je suis venue te la prendre. »

et dans ta main la lumière prend la forme d’un lasso
l’écho lorsqu’il frappe le sol — annoncer l’assaut
annoncer qu’il est encore assez tôt
(je veux dire pas encore trop tard
s’il te plait Lavi je
je veux que tu vives)
pour renoncer.

et il te parle comme l’on parle à un chien ou bien à quelque chose qui n’est pas vraiment capable de comprendre la complexité de la situation dans laquelle il se trouve et il crie persuadé que sa voix saura briser le mur qui sépare l’homme et la bête l’enfant du monstre la bergère du loup enfin l’humaine de l’apôtre
Bonnie d’Amorem

persuadé que tes mots sont ceux d’une autre alors l’espace d’un instant tu contemples la possibilité de le laisser y croire non pas que cela ait de l’importance pour toi mais si ça en a pour lui alors — cela en a certainement pour elle — peut-être est-ce plus facile pour lui
pour elle
pour eux d’en haïr une autre de croire que le cœur qui s’est ouvert à eux autrefois
n’est pas celui qui guide ta main à présent de croire que
cette même main tendue hier
n’est pas celle qui tient le couteau aujourd’hui
inversion des rôles
las de jouer
reprends ton cœur éventré
putréfié
vois les mouches les nécrophores
mangemorts
attirées par la mélasse
brouillard sirupeux
noir comme le carbone enfin
tu le laisseras croire encore un peu (alors)
que le sang sur ta peau oh ce n’est rien
tu t’es blessée en jouant probablement
ça arrive à tout le monde ça partira avec un peu d’eau un peu de temps
un joli pansement
et beaucoup de déni oh Bonnie
Bonnie s’ils savaient
qu’elle et toi ne faisiez qu’un
humain
divin
enfin

Le maudit cristal sonne la fin de la contemplation — l’eau se trouble et alors toutes tes pensées se dispersent en un millier de mondes qui n’existeront jamais et
et alors te voilà seule face à ton reflet
monstre au fond du puits
miroir de ton âme
vallée des ombres où ta lumière n’entre pas
et tout comme ta mémoire se fissure
la terre sous tes pieds se brise
l’impact est violent tu n’as pas vraiment le temps de l’éviter
te voilà soufflée, propulsée à plusieurs mètres
(tu n’as pas vraiment cherché à l’éviter pour être tout à fait honnête enfin)
tu prends appuis sur l’un des pavés qui gravite encore dans les airs et d’une manœuvre habile retombes sur tes pattes
presque indemne
gouttelettes de sang en suspension dans l’air — tu essuis ta joue d’un revers de la main, pose un instant ton regard sur le rouge qui la colore
la poussière t’aveugle mais la base du marteau te donne une vague idée de la direction que l’héritier a pris alors tu reprends ton souffle tu contemples les particules retomber doucement comme la cendre et la suie après l’éruption volcanique et comme une gerbe de lave fendant le ciel tu aperçois la tignasse écarlate du bookman
tu voudrais lui crier quelque chose
tu ne sais pas vraiment quoi juste
quelque chose
(dis-moi Lavi dis-moi que
le sel n’a pas fini de figer mon corps dis-moi
Lavi
que mon coeur n’est pas tout-à-fait statue)

Deux immenses mains de lumière apparaissent devant lui — elles n’ont rien d’effrayant ce ne sont que des mains ce ne sont que les miennes elles pourraient t’écraser si je décidai de les refermer sur toi tu sais
plante carnivore
rassure toi Lavi
elle a déjà mangé

« J’ai... » trop échoué tu sais j’ai trop fauté Lavi j’ai manqué à tous mes devoirs, « Je ne peux vraiment pas me permettre de rentrer les mains vides, Lavi. Je peux, en revanche, me déplacer à la vitesse de la lumière, tu sais... Si tu essayes de me fuir, je gagnerai toujours à ce jeu-là. » et tu n’étais pas vraiment d’humeur à le poursuivre jusqu’au bout du monde. « Ta mémoire est trop importante pour que je permette que tu meures ici. Donne moi ton Innocence. On n’est pas obligés de se battre... »

et le lasso de lumière enroulé autour du manche du marteau —
une mise en garde, rien de plus.