Comme être angoissée à l’idée d’oublier quelque chose d’important — les billets de train, par exemple. C’est à toi que l’on a confié la tâche de les apporter — rien de difficile, mais cela fait si longtemps que tu ne t’es plus soucié de choses aussi simples que tu as peur de tout gâcher. Enfin — tu n’as pas le temps de t’inquiéter davantage : il est l’heure (et ça aussi c’est étrange (tu avais oublié ce que cela fait de se soucier du temps qui passe)). Tu comptes et recomptes les coupons, t’assures qu’ils sont correctement remplis, et les ranges rapidement au fond de ton sac. Le cadeau que tu as préparé pour Felipe est prêt, posé juste à côté de ton carnet à dessins — tu glisses les deux dans un grand sac en toile, jette un dernier regard à ta chambre, et file jusqu’au portail de l’Arche. Devant, tu souffles encore un peu : de l’autre côté, tu ne seras plus l’hôte d’Amorem, tu ne seras plus un fragment de la mémoire de Noé, tu ne seras plus son ni son Amour ni sa colère — de l’autre côté, tu redeviendras Bonnie Rosemary O’Cahan, petite bergère du comté de Galway (oh si seulement les choses étaient si simples (si seulement il te suffisait de passer cette porte pour laisser ton passé derrière toi (si seulement tu pouvais (le ferais-tu seulement Bonnie)))).
Et toi qui voulais en profiter pour flâner un peu, te voilà à courir à toute allure pour rejoindre la gare où t’attendent probablement déjà les autres — et tu te mords l’intérieur des joues en repensant à ce que tu leur as dit la veille, leur demandant de ne pas t’attendre et précisant même que tu serais probablement la première arrivée. Tu n’avais pas prévu que tu serais incapable de fermer l’œil de la nuit, ni que le sommeil viendrait te trouver à l’heure de te lever. Et encore moins que tu y succomberais — but here you are, Bonnie. Enfin — tu réprimes un cri de soulagement lorsque tu les aperçois tous les trois un peu plus loin, sur le quai bondé. « Pardon de vous avoir fait attendre ! » t’exclames-tu en les rejoignant, essoufflée. « Je ne suis pas trop en retard au moins..? » et ton regard se pose sur la foule et les nombreux trains en gare — ou peut-être qu’il n’y en a pas tant que ça, que c’est juste le nombre impressionnant de wagons qui te donne le tournis. Tu n’as décidément plus l’habitude, Bonnie — ni du bruit que fait le monde vivant (ni des couleurs trop vives du printemps (ni des rayons du soleil sur ta peau et surtout (surtout : tu n’as plus l’habitude des autres (et de leurs sourires (et de leurs voix (et de la lumière dans leurs yeux enfin (tu n’as plus l’habitude de vivre, Bonnie))))))). « Oh, j’ai failli oublier ! Voilà les billets, » dis-tu en présentant les papiers imprimés, « mhh, c’est lequel, le nôtre ? » et tu ne peux pas le voir évidemment douce bergère tu ne peux pas l’entendre mais là, juste là : tes yeux brillent aussi (et dans ta voix résonnent les couleurs de l’enfance).