[Intrigue, Chap. VII, Phase IV] Ceux qui sauvent

Et il se passa un moment où elle ne bougea pas. Un léger moment, trop long pourtant. Désolé, disait-il. Et elle savait, elle savait que ce n'était pas de sa faute. C'était à elle de s'excuser, c'était à elle de le remercier, de tous les remercier. Elle n'oublierait pas ; elle n'oublierait aucune personne qui avait voulu l'aider, ce jour-là. Finalement, elle avança, elle ne se rendait pas compte de grand chose. L'adrénaline frappait encore son crâne, ses veines ; elle ne réalisait rien. Elle s'approcha pour attraper son violon, son ancien violon ; celui de sa mère, explosé. L'innocence s'était logée en elle, à présent ; et en levant les mains, doucement, elle commençait à réaliser. Chaque action avait des conséquences. En voulant arracher l'innocence de sa cage dorée, elle avait eu son bras arraché, pulvérisé. Mais regrettait-elle, un seul instant ? Non. Un bras pour une vie, ce n'était pas grave. Elle avait l'amour de sa mère, dans son coeur ; elle pourrait avancer. Elle était déterminée à avancer ; elle avait déjà tant reculé, elle s'était fait tant de mal. C'était terminé.

Mettant ce qu'il restait de son violon et de son archet dans son étui, elle s'avança vers les autres. Elle entendit Célania prendre les choses ; Destiny avait compris qu'il n'y avait plus d'espoir pour le plus jeune, pour Aronne. Akira avait essayé, c'était ce qu'elle avait demandé. Elle savait qu'il y avait énormément de chances qu'ils échouent. Mais ils avaient essayé, c'était déjà beaucoup. Elle avait clairement une dette envers chaque personne qui avait essayé, qui avait aidé. Elle n'avait aucune raison de s'opposer à la suite des opérations par Célania. Bien au contraire. Et pourtant, elle avait envie de rester, de se battre encore et encore ; pour s'assurer que tout le monde rentre avec elle. Et Célania l'avait bien vu. Autoritaire ? Clairement. Elle lui demanda (ordonna ?) de partir avec ceux qui allaient évacuer, de mettre Josef et l'Innocence en sécurité. Et elle enchaîna ; elle savait, elle savait qu'elle ne voulait pas partir. Elle perdit son calme, lui rappelant ce qu'elle avait perdu. Tout comme Lavi, qui lui avait dit les mêmes mots.

Tu as perdu un bras.

Mais était-ce réellement important en cet instant ? Pour eux, oui. Mais pour elle ? Elle n'avait pas l'air de s'en formaliser. Et c'était horrible, si horrible. Destiny avait déjà vu la mort, tant de fois. Elle avait vu tant de cadavres dans l'East End, tant de sang versé ; la mort avait fait parti de son quotidien, tellement souvent qu'il s'agissait d'une ennemie, attendant son moment de briller, dans l'ombre. Destiny n'était pas choquée, comme elle ne l'avait pas été à Edimbourg. Chaque action avait des conséquences. Perdre un bras allait être dur pour elle, mais elle allait surmonter cette épreuve ; parce qu'elle n'avait plus peur, parce qu'elle n'était plus seule. La douleur reviendra, toujours plus forte, mais elle allait surmonter cette épreuve ; car les blessures physiques faisaient toujours moins mal que les blessures psychologiques.

Il y avait Célania, qui partait arrêter Aronne.
Il y avait Gwenaëlle, qui semblait elle aussi être résolue.
Il y avait Lavi et une jeune fille ; tous partis du même groupe.

Il était temps pour la violoniste de rentrer.

— Merci, merci à tous.

C'était tout ce qu'elle pouvait dire, tout ce qu'elle devait dire.
Elle n'oublierait pas, elle n'oublierait jamais.
Chacune de leurs actions ; aucune ne serait oubliée.

— Restez-en vie. Tous.

Pour de plus beaux lendemains.

— Ne jetez pas votre vie en l'air. Personne n'est prêt à mourir. Personne ne devrait mourir. Il y a eu assez de morts, ce soir.

Ne faites pas comme moi.

Asiye avait filé, avec les personnes qu'elle devait évacuer, avec l'innocence. C'était Destiny qui lui avait confié. Elle allait couvrir ses camarades, et si jamais elle avait des difficultés en chemin, au moins l'innocence serait en sécurité, au moins Josef serait en sécurité. Elle avait vu comment Josef semblait perdu, elle savait qu'il n'était plus le même ; et elle ne laisserait personne lui faire du mal, à présent. C'était la promesse qu'elle s'était faite en regardant ses camarades s'en aller ; et il était temps pour elle de se mettre en route. Ce qu'elle fit, naturellement. Pandélis venait de s'évacuer ; l'horreur de la guerre avait repris de plus belle. Destiny se faisait violence pour ne pas rester, mais elle était une des dernières, elle devait partir.

Alors, ce fut à son tour de filer, prenant le même chemin que Pandélis ; elle avait couvert les premiers évacués également. Elle savait le chemin. Et pourtant, si elle pensait que tout serait terminé, très bientôt ; ce ne fut pas le cas. Parce qu'elle entendit quelques bruits de communication venant de son propre golem, comme si quelqu'un allait s'adresser à elle, ou aux autres. Mais le message lui était adressé, à elle. Ce fut la voix de Madalia qui sortit du golem ; elle disait qu'elle s'excusait, qu'elle ne pouvait plus.

— Madalia ?

Destiny s'arrêta, d'un coup, cherchant si elle pouvait voir son amie, sa tendre amie ; mais elle ne la voyait pas. Elle n'était plus là, elle n'était plus à l'endroit où elle l'avait laissée. Et c'était la panique qui allait la faire parler, qui allait lui faire ressentir de nouvelles émotions ; parce qu'à sa dernière grande mission, elles s'étaient échappées ensemble. C'était Madalia qui avait pris soin d'elle, Madalia qui l'avait sauvé, Madalia qui l'avait ramenée à la maison.

— MADALIA ?!

Mais Madalia ne répondit pas. Et le coeur de Destiny se serra, fort ; encore plus fort que quand elle perdit son bras. Parce que les blessures physiques faisaient toujours moins mal que les blessures psychologiques. Parce que son coeur lui faisait beaucoup plus mal que son bras. Parce que Destiny comprit, finalement.

Madalia ne rentrerait pas à la maison.
Parce que sa maison n'était plus celle de Madalia.
Parce que Madalia allait voler de ses propres ailes ; loin de Central et de la Congrégation.

L'exorciste ne voulait que le bonheur de Madalia, et peu importe où elle se trouvait, avec qui elle était, dans quel camp elle était, rien n'allait changer. Parce que Madalia était son amie, peut-être même sa meilleure amie, si elle savait ce que cela signifiait. Si le bonheur de Madalia était loin de Central, qu'il en soit ainsi. Mais le coeur avait mal ; le coeur était en peine. Le coeur n'oublierait pas Madalia.

— Elle est partie, n'est-ce-pas ?

Disait-elle, dans un murmure, à elle-même.
Madalia ne répondait plus.
Madalia était partie.

Ses pas l'avaient guidé vers là où se trouvait Madalia ; la dernière fois qu'elle l'avait vu. Et ce qu'elle trouva au sol confirma ses soupçons. Un golem détruit se trouvait sous ses pieds. Tout ce qu'elle avait déduit était bien réel. Tout était si compliqué. Destiny avait beau dire, avait beau savoir qu'ailleurs, elle serait heureuse ; elle ne pouvait pas s'empêcher d'être égoïste. Elle ne pouvait pas s'empêcher de penser à demain, à un lendemain sans Madalia à ses côtés. Elle ne pouvait pas s'empêcher d'avoir mal. C'était horrible et ça lui faisait mal. Elle ne voulait que son bonheur, c'était tout ce qu'elle voulait au fond de son coeur. Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de penser à sa propre peine, ce qui la rendait si égoïste.

L'exorciste se pencha pour attraper ce qu'il restait du golem de Madalia avant de se remettre à courir, rejoignant le chemin qu'elle avait commencé à emprunter. Elle cacha les restes du golem dans sa veste alors qu'elle continuait à courir ; la Congrégation lui semblait si proche, mais était-ce toujours sa maison ? Sans Madalia ? Tant de sentiments contradictoires qu'elle n'arrivait pas à gérer, qu'elle ne voulait pas gérer ; parce que les blessures physiques allaient refaire surface. Elle traversa, enfin, le portail, la menant à la Congrégation. La section médicale attendait déjà de l'autre côté ; et finalement, Destiny put respirer. Tout était fini ? Non, pas vraiment. Avait-elle réellement de désactiver son innocence ? Après tout ce qu'il s'était passé ? Non, pas vraiment ; c'était réaliser ce qu'elle avait fait, ce qui allait se produire. Mais elle était fatiguée, Destiny.

Enfin, elle désactiva son innocence.
Chaque action avait des conséquences ;
Et la douleur physique fit de nouveau son apparition.

Si Destiny avait gagné l'amour de sa mère, si celui-ci avait gagné son coeur ;
Si Destiny avait réussi à sauver une innocence, à sauver une vie, celle de Josef ;
Elle avait perdu son bras gauche et c'était une perte qu'elle n'avait pas anticipé.